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Laura aimait la douce vallée, le lac bleu dont les flots léchaient le village de Gelfingen que Heidegg dominait. En dépit de l'avancée des armées françaises victorieuses un peu partout et qui avaient fait de la Suisse une République helvétique, tout y était paisible, tout semblait planté là pour l'éternité...

Comme elle-même, la jeune prisonnière du Temple y avait trouvé la paix et ce bienfaisant repos qu'accordé la fin des angoisses. Mais, sur-cout, Elisabeth y était née, à l'aube d'un beau jour de juin et depuis, la vie des deux femmes en était illuminée. Le premier sourire du petit ange blond nui gazouillait toute la journée et pleurait si rarement avait balayé l'ombre des terribles jours de laguère.

Pas jusqu'à l'oubli tout de même. Toutes deux gardaient bien caché le secret de leur cour et la orincesse - Sophie Botta pour l'heure présente ! -n'avait jamais révélé le secret de la conception de sa fille. Pas plus que Laura n'évoquait le souvenir .oujours si douloureux de Jean de Batz.

Pourtant, quand le bébé dormait dans son berceau près de son lit à elle, Laura revoyait souvent la nuit de Baie où son destin, suivant celui de Marie-Thérèse, avait changé de direction. Elle sentait encore l'odeur de la pluie, de la terre détrempée quand, masquées et enveloppées de grandes mantes noires, elles avaient quitté la maison Reber dans une voiture aux rideaux de cuir tirés que menait Philippe Scharre auprès de qui Jaouen était assis. On s'était enfoncés dans la nuit au galop des quatre chevaux et cette plongée dans l'inconnu avait quelque chose d'effrayant pour les trois voyageuses - Bina se tenait assise sur le devant, son chapelet entre ses doigts crispés - qui n'avaient pas échangé une parole jusqu'au lever du jour. Simplement, Laura ne cessa de tenir dans les siennes sans parvenir à la réchauffer la main glacée de sa compagne, mal remise encore du véritable coup de théâtre qui l'avait soustraite aux yeux des hommes et à la honte de voir son état découvert.

De la route, des relais, elles n'avaient rien vu sinon, au cours de brefs arrêts, dans des cours fermées, des salles basses et vides qui n'appartenaient jamais à des auberges mais où elles pouvaient se rafraîchir et prendre les repas que leur servaient Scharre lui-même ou encore Jaouen. Pas de servantes, pas de valets dans ces étranges haltes. Le temps semblait arrêté car les chemins étaient difficiles, plus encore du fait de l'hiver on ne roulait pas vite et il n'était pas souvent possible de faire une lieue à l'heure. Aussi mit-on près de deux jours à parvenir à destination. Les trois femmes étaient épuisées, surtout Marie-Thérèse qui en mettant pied à terre à la lumière des torches voyait s'ouvrir devant elle une lourde porte médiévale en cour de chêne bardé de fer. Au-dessus des armoiries peintes en couleurs vives et encore au-dessus le regard filait jusqu'au sommet d'une haute construction dont elle distinguait mal les contours. Elle eut un mouvement de recul épouvanté :

- Encore une prison ? Suis-je donc condamnée à être enfermée ma vie entière ?

Philippe Scharre alors s'était avancé, le chapeau à la main, avec tous les signes du plus profond respect :

- Non, Madame. Ceci est votre refuge, la demeure d'un gentilhomme qui, à la suite de ses ancêtres, a servi les rois de France avec honneur, bravoure et sagesse sans discontinuer. L'extérieur est austère mais l'intérieur vous sera accueillant comme ceux qui vous y attendent. Et cette porte s'ouvrira sous votre main chaque fois que vous le désirerez.

- Où sommes-nous ?

- En Argovie, Madame, et le nom de ce château est Heidegg.

- Chez qui ?

- Vous souvenez-vous, Madame, du colonel des cents Suisses qui vous a suivis, Leurs Majestés et vous, jusqu'à l'Assemblée, ce terrible jour du 10 août 1792, après avoir de son mieux protégé les Tuileries ?

- Comment l'oublier ? Le colonel-baron Pfyffer qui fut notre dernier défenseur avant que l'on nous jette au Temple ? Il faudrait que je fusse bien ingrate. Sommes-nous donc chez lui ?

- Presque. Chez son cousin, le vieux baron Franz-Xavier qui est le plus haut personnage de la puissante cité de Lucerne. Son fils, Alphonse, en est secrétaire d'Etat. La ville n'est qu'à cinq lieues d'ici et les barons y séjournent en famille. Vous serez chez vous à Heidegg dont l'intendant et son épouse vont vous faire les honneurs...

Un couple en effet s'avançait vers la voiture pour saluer les arrivantes, et Laura eut l'impression de retourner deux siècles en arrière. Sur sa longue robe noire à laquelle manquait seulement le vertugadin, la femme portait une ceinture orfé-vrée, une " châtelaine " dont le bout, descendant au genou, montrait un assortiment de clefs dorées. Les bretelles du corselet rouge et noir lacé de velours noir rejoignaient un col également rouge et noir. Des épaules se gonflaient les amples manches d'une chemise de lingerie blanche resserrées sous le coude. Les épais cheveux roux ramenés en chignon de nattes s'ornaient de rubans noirs sur le haut de la tête. Des chaînes d'or pendaient au cou de cette solide créature qui pouvait avoir une cinquantaine d'années et dont le large visage respirait la bonté et la détermination. Quant à l'homme aux cheveux gris, plus âgé qu'elle, il était vêtu sous un long gilet rouge et un habit chamois, d'une étrange culotte de daim à plusieurs rangs de crevés comme en portaient jadis, version velours ou satin, les seigneurs de la cour du roi Henri III. Il ne leur manquait à l'un comme à l'autre qu'une fraise empesée pour être en accord parfait avec le superbe portrait guerrier qui occupait la place d'honneur dans la grande salle des Chevaliers entre un assortiment d'armures, de bannières et d'écus. Celui-là était le grand ancêtre : Ludwig, le colonel-général des Suisses, celui qu'Henri III surnommait le " roi des Suisses ".

Quoi qu'il en soit, Josef et Jacobea Lerner - cette dernière était la filleule de la vieille baronne - se mirent entièrement au service des voyageuses. On leur donna de belles chambres avec d'imposants lits à colonnes, des tapisseries et des meubles tendus de velours rouge ou bleu où rien ne manquait pour le confort et surtout pas les grands poêles de céramique aux couleurs vives qui répandaient une si douce chaleur.

Ce fut là qu'une fois installées, Marie-Thérèse raconta comment elle avait vécu, à Huningue, la substitution qui s'était opérée avec tant de succès sous le nez même de tous les gens présents à la maison Reber.

- Vous vous souvenez de mon mécontentement en apprenant que Mme de Soucy avait obtenu le privilège d'emmener sa femme de chambre ? dit-elle. Eh bien, cette fille, je l'ai vue entrer chez moi à la veille de l'échange, sous le prétexte de m'apporter de l'eau chaude et je l'ai reconnue avec stupeur : c'était Ernestine Lambriquet, la compagne que ma mère m'avait donnée autrefois en disant que je devais l'aimer comme une sour. Elle me ressemblait un peu d'ailleurs et, en effet, je l'aimais bien. Elle m'a expliqué ce qui avait été tramé par le gouvernement et quelques amis pour éviter le scandale qui m'accablerait à Vienne lorsque mon état serait révélé... Je savais déjà que je n'irais pas là-bas, que quelqu'un prendrait ma place, et c'est la raison pour laquelle j'ai refusé le trousseau que l'on voulait m'offrir et qui ne serait pas aux mesures de ma remplaçante mais j'ignorais que ce fût elle et j'avoue en avoir été contente car elle sait tout de ce qui fut notre vie à Versailles ou aux Tuileries. Elle a passé la nuit dans la pièce qui dépendait de ma chambre et, dans la journée du lendemain, elle en est sortie discrètement, vêtue d'habits m'appartenant sous une grande cape pareille à la mienne et elle est allée se cacher dans la voiture où je suis montée à l'heure de la nuit qui était convenue mais, devant la maison Reber, c'est elle qui est descendue. Moi, je suis restée tapie au fond jusqu'à ce que Philippe Scharre vienne m'y chercher pour me dissimuler un moment dans une vieille maison au bord de la route. La suite vous la connaissez... et sans doute en savez-vous plus que moi sur ce qui doit être ma vie à présent ?