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- Mais si ! Et justement à cause des jours affreux que nous avons vécus, les convenances doivent revenir ! Et c'est à des personnes comme madame la marquise qu'il appartient de les ressusciter !

Le titre oublié fit à Laura l'effet d'un soufflet :

- Je vous interdis de m'appeler ainsi ! Et vous devriez comprendre pourquoi. Désormais vous m'appellerez Madame tout simplement. Encore heureuse de ne pas me donner du citoyenne.

- Bien... Madame ! Je repars donc pour préparer la venue de Madame... et de ceux qui l'accompagnent, ajouta la vieille femme avec un regard sur Lalie. Du coup Laura faillit se mettre à rire :

- Je pense que vous pourrez appeler comme il convient Mme la comtesse de Sainte-Alferine. Ceci vous consolera de cela... A demain, Mathurine !

Toujours aussi raide, l'ancienne femme de charge de Marie-Pierre de Laudren salua selon le protocole et tourna les talons pour quitter l'auberge.

- La mer monte, dit Jaouen, je vais la reconduire. Il serait vraiment dommage qu'elle se noie ! Au retour j'irai chez les gendarmes...

A travers les vitres de la salle, heureusement vide à cette heure calme, Laura et Lalie les regardèrent s'éloigner :

- J'en ai eu une comme celle-là ! commenta Lalie. Fidèle comme un chien et solide comme un vieux chêne... mais quel caractère ! Elle se donnait des airs de duègne espagnole. Je l'ai regrettée à sa mort.

- Ma mère avait du sang espagnol, dit Laura, Mathurine s'en est imprégnée. Elle est devenue son ombre tutélaire, son ange gardien et je n'ai jamais imaginé la maison sans elle.

- Nous allons donc nous rendre à son... invitation ?

- Moi j'appellerais plutôt cela un ordre, fit Laura en souriant, mais elle n'a pas tout à fait tort : il n'est pas normal que nous vivions à l'auberge. En outre, ajouta-t-elle, soudain soucieuse ' dois essayer de me rendre compte de l'état dans lequel se trouve l'armement Laudren puisque M. Bedée n'est plus là pour s'en occuper.

Lorsque Jaouen revint tard ! -, il ramenait avec lui le capitaine Crenn, commandant la gendarmerie, qu'il avait eu quelque peine à découvrir. Saint-Servan, ou plutôt Port-Solidor, possédait alors deux brigades, l'une à pied logée chez l'habitant, l'autre à cheval installée avec les services de la mairie dans l'ancien couvent des Capucins. Celle-ci comptait sept chevaux et autant d'hommes, et le point de jonction était la salle où les moines entreposaient naguère leur approvisionnement mais on ne s'y réunissait pas souvent. Quant au capitaine - noblesse oblige ! - il habitait entre l'église Sainte-Croix et l'anse Solidor une belle maison appartenant à la riche veuve d'un entrepreneur de construction navale dont les chantiers, les ateliers de radoub occupaient une partie importante de ce port voué à une activité qui était la principale industrie du pays. Bel homme au physique avantageux, Alain Crenn menait là une vie confortable, assez éloignée des tracas municipaux mais proche - c'était une justification comme une autre ! - du monument le plus important de la cité, la tour Solidor, triple donjon médiéval défendant depuis des siècles l'entrée de la Rance et qui servait de prison depuis le début de la Révolution. Crenn pouvait la voir de sa fenêtre et se plaisait apparemment dans cette contemplation car il détestait être dérangé à partir du coucher du soleil. Aussi Jaouen dut-il beaucoup parlementer et couvrir pas mal de chemin avant qu'un gendarme compatissant se décide à lui confier l'adresse de son chef. Encore dut-il ensuite apprivoiser les domestiques de la veuve et la veuve elle-même avant d'être admis en la présence de celui que tous considéraient comme le grand homme de la maison. Mais miracle ! Alors qu'il s'attendait à un militaire grincheux, bourru et rébarbatif qui l'enverrait paître, il trouva un homme intelligent dont l'oil vif et le sourire narquois lui plurent aussitôt.

- Une affaire intéressante, enfin ? s'exclama celui-ci. Vous n'imaginez pas le plaisir que vous me faites ! Voilà des mois que j'arrête des innocents et que je laisse filer des sacripants ! Etonnez-vous à présent que je reste chez moi aussi souvent que possible !

- J'espérais que vous la jugeriez ainsi.

- Si ce bougre de Pontallec - dont Satan ait l'âme ! - y a été mêlé, il ne peut pas en être autrement. Allons au Vieux-Pélican ! D'ailleurs, il m'arrive souvent d'y souper ou d'y passer un moment !

Chemin faisant, Jaouen pensait que ce Crenn était bien le plus extraordinaire gendarme qu'il lui eût été donné de rencontrer. Il s'exprimait avec élégance, dédaignait le " tu " et le " citoyen " égali-taires et se passionnait au moins autant pour l'aspect physique de Laura que pour le problème qu'il allait avoir à débrouiller. Il constata aussi que le capitaine jouissait d'une certaine popularité et que les sourires des femmes comme les saluts des hommes jalonnaient sa marche vers l'auberge. Quand on y arriva la salle était pleine de gens qui parlaient tous en même temps, commentant à l'envi les dernières - et passionnantes ! - nouvelles. A la lettre, on lui tomba dessus et il n'eut d'autre ressource que sauter sur une table pour se faire entendre de tous :

- On dirait que les nouvelles vont vite ? cria-t-il. Et j'aimerais savoir qui vous a parlé de la Laudrenais et des Vincent ?

Ce fut maître Bouvet qui lui répondit.

- On a entendu les dames arrivées hier en parler à la citoyenne Henry. Le bruit s'est répandu en peu d'instants : notre ville est petite et tout le monde ici connaissait les Vincent...

- C'est regrettable mais puisque le mal est fait ! Tâchez de les faire tenir tranquilles, maître ! Moi, je vais voir ces dames et ensuite je viendrai m'entretenir avec vous tous, mais l'un après l'autre. Si l'un de vous sait quelque chose, il me rendra service...

Quelqu'un lança :

- Est-il vrai qu'une des voyageuses soit la fille Laudren, celle qu'on croyait morte et qui avait marié Pontallec ?

- Ne l'ayant pas encore rencontrée, je ne peux pas répondre.

Ce fut Jaouen qui s'en chargea, pensant qu'il était préférable de mettre les points sur les i au plus vite :

- Si on la croyait morte c'est parce que Pontallec en était persuadé : il avait tout fait pour qu'elle soit massacrée à Paris. Ce qui lui a permis d'épouser sa mère... et d'assassiner celle-ci à son tour. Quant au nom de Pontallec, elle ne veut plus l'entendre et demain elle se rendra à la municipalité de S... Port-Malo pour obtenir d'en être débarrassée selon la loi et retrouver son nom de fille.

- Le divorce républicain, quoi ? émit une voix. Mais on ne divorce pas d'avec un mort.

Crenn reprit la parole :

- Tant qu'on n'aura pas retrouvé son cadavre, ou au moins un morceau, on ne pourra pas être sûrs. Ainsi elle sera protégée par la loi !

- Est-ce qu'elle va reprendre les affaires Laudren ? dit un autre.

- Il faudrait d'abord savoir ce qu'il en reste, fit Jaouen avec amertume. Ce qu'a subi la Laudrenais n'est guère encourageant...

- Je ne suis pas ici pour tenir une réunion publique, coupa le capitaine. A présent, je vais la voir. A tout à l'heure !

Sautant de sa table, il partit au pas de course vers l'escalier dans lequel Mme Henry, désolée et confuse de tout ce bruit sorti de chez elle, le précéda avec un flambeau.

Lorsque Crenn, son bicorne sous le bras, entra dans sa chambre, Laura qui se tenait assise près de la cheminée se leva. Elle était déjà au courant par Bina de ce qui se passait en bas.

- Eh bien, soupira-t-elle après l'échange de saluts, il semblerait que la discrétion dont je souhaitais entourer mon retour ici soit réduite à un vou pieux et rien d'autre !

- Je dirais même une pure utopie, madame, fit le gendarme dont le sourire béat disait assez l'effet que lui produisait la jeune femme. Une personne comme vous ne saurait passer inaperçue. Mais, avec votre permission, je me mets dès à présent à votre service pour vous aider autant qu'il me sera possible...