Il y avait dans sa voix une nervosité, une tension où Laura crut déceler des regrets. Avec beaucoup de douceur, elle demanda :
- Cette vie qui commence maintenant, étiez-vous d'accord pour l'accepter ou bien auriez-vous préféré aller en Autriche ?
- Vous savez bien que non. Je ne peux pardonner à l'empereur et à ses ministres de n'avoir rien fait pour sauver au moins ma mère. Alors il ne pouvait être question d'accepter d'épouser l'un de ces gens. En outre, je ne saurais envier le sort d'Ernestine. Je gage en effet qu'elle sera gardée à la Hofburg aussi étroitement que je le fus au Temple pour que nul ne s'aperçoive de la substitution...
- Pourquoi, en ce cas, a-t-elle accepté ? Elle vous aime à ce point ?
- Je ne sais pas si elle m'a jamais aimée. En revanche, je sais que la vie à Versailles lui donnait un vif regret de n'être pas princesse. Et moi je ne le suis plus...
- Les regrets sont-ils vôtres à présent ?
- Pas comme vous l'entendez. Ce qui va me manquer, c'est de n'être plus la fille de mes bons parents. Pour le reste je vous ai déjà confié ce rêve que j'ai fait d'un château solitaire, d'un jardin et d'un entourage composé seulement de gens que j'aime...
- Il se peut que vous le réalisiez ici ?
- Peut-être, mais je ne voyais pas les choses ainsi ! Devrai-je toujours habiter une sorte de tour... moi qui les ai en horreur ? Une maison paysanne, un jardin de curé feraient bien mieux mon affaire...
- Je n'en doute pas mais je pense que cette demeure répond simplement à une urgence et qu'il faut remercier Dieu de l'avoir trouvée. Ensuite, ceux qui veillent sur vous prendront sans doute d'autres mesures plus conformes à vos goûts... Pourquoi n'irions-nous pas en Bretagne ? ajouta-t-elle avec un enthousiasme qui amena un sourire à Marie-Thérèse. Je suis sûre que Votre Altesse s'y plairait car rien n'est plus beau qu'un printemps breton. Et puis il y a la mer...
- J'aimerais beaucoup en effet mais, de grâce, plus d'altesses ! Vous savez bien que je ne suis plus personne.
- Les rois en voyage ont toujours fait usage de noms d'emprunt. Votre oncle lui-même, dans son exil, se fait appeler le comte de Lille.
- Alors on aurait peut-être pu trouver autre chose que ce nom de Sophie Botta. J'aime bien Sophie, mais Botta ?...
- Cela doit correspondre à une réalité. Quelque part doit exister une femme portant ce nom et qui peut-être s'est retirée du monde ?
- Ou que l'on a fait disparaître...
- Il faut éviter ce genre de pensées si vous voulez être un jour heureuse !
- Heureuse ? Moi ? Ma chère Laura, je n'y crois guère. Ceux de ma famille ne sont pas faits pour le bonheur.
- Ne disiez-vous pas à l'instant que vous n'êtes plus de votre famille ? Et puis.. - Laura osa poser sa main sur la taille un peu épaisse de sa compagne - il y a celui... ou celle qui est là, encore invisible mais déjà si présent. Etre mère est la plus belle chose qui soit au monde...
Le beau sourire des temps heureux illumina soudain le jeune visage las :
- Vous dites vrai et je ne veux plus penser qu'à mon enfant. Au moins, dans mon exil, j'aurai le droit de le regarder vivre, grandir ! Et je veux qu'il m'aime autant que je vais l'aimer !
Si facile jusqu'à présent au point qu'il était impossible de s'en rendre compte, la grossesse de Marie-Thérèse prit une tournure plus pénible à mesure que passait le temps. Le régime de la prison, ses déplorables conditions d'hygiène et les tourments moraux ne constituaient pas une bonne préparation à l'enfantement même si, depuis l'été précédent ces conditions s'étaient beaucoup améliorées. Le long voyage aussi avait éprouvé un organisme délicat. Aussi, avec le sentiment de sécurité, vint le relâchement des contraintes qu'elle s'était imposées afin que son comportement soit conforme à sa naissance. Marie-Thérèse eut des nausées, des dégoûts, des crises de larmes. Elle refusait les miroirs - et chose étrange pour quelqu'un ayant tellement souffert de la prison ! -de quitter la belle chambre où Laura, Jacobea et Bina se relayaient pour lui prodiguer les soins les plus attentifs. Elle disait que les escaliers la fatiguaient et que le merveilleux paysage découvert de ses fenêtres suffisait amplement à ses besoins d'évasion.
- Nous sommes si haut qu'il me semble que je pourrais m'envoler. Ici je me sens comme un oiseau dans son nid...
Un peu inquiète d'une attitude tellement en contradiction avec les souhaits exprimés naguère, Laura, à la fin de l'hiver, fit part de ses soucis à Philippe Scharre qui réglait plus ou moins la vie du château, et fut choquée de le voir sourire :
- Je ne vois pas ce que vous pouvez trouver de plaisant dans ce que je viens de dire, fit-elle à deux doigts de la colère.
- Vous avez raison : il n'y a rien de plaisant dans l'état de Madame Sophie. Mais cela sert le bon déroulement du plan que nous avons établi. Il ne vous est pas venu à l'idée de vous demander pourquoi on a logé une femme enceinte au troisième étage d'une aussi haute maison ?
- Parce que les chambres y sont les plus belles et les mieux aérées ?
- On les a voulues ainsi, mais c'est surtout pour qu'elle ait de moins en moins envie d'en descendre... et surtout de remonter. Sa santé m'épargne de lui faire comprendre qu'elle doit rester à l'intérieur jusqu'à la naissance. En revanche, il serait souhaitable que l'on vous voie, vous, beaucoup plus souvent dehors et avec un tour de taille moins élégant.
- Mais... pourquoi ?
- Parce que c'est vous qui allez être censée mettre l'enfant au monde. A moins que vous n'y voyez un inconvénient majeur ?
- N...on, mais pourquoi ?
- Parce que, même au plus profond d'un château montagnard, la naissance de l'enfant d'une fille de France peut avoir des retombées dramatiques. Surtout si c'est un garçon ! Ne pouvez-vous le comprendre ?
- Sans doute, mais je vous rappelle qu'il s'agit de celui de Sophie Botta !
- Croyez-vous que, si quelqu'un parlait, le masque résisterait longtemps ? Alors qu'une émi-grée, Laura de Laudren, donne le jour à l'enfant... d'un amant est sans danger pour qui que ce soit...
Une bouffée de joie inattendue gonfla la gorge de Laura :
- Cela veut-il dire qu'il portera mon nom ?
- Mais oui ! Avec, au baptême, la mention " de père inconnu ".
Laura regarda avec admiration cet homme si calme, si sûr de lui-même, qui prononçait pourtant de si étranges paroles.
- Pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt ?
- Parce que cela ne s'imposait pas et que je voulais vous connaître mieux. Je sais que vous avez perdu un enfant, c'est la raison pour laquelle je n'ai jamais douté de votre réponse...
Brusquement, la joie de l'instant précédent s'envola :
- Et elle ? Comment croyez-vous qu'elle va réagir ? Elle vit dans l'attente de cet amour qui va lui venir !
- Personne ne l'empêchera de l'aimer ni d'en être aimée. Elle vivra avec lui et vous. Je crois qu'elle comprendra parce qu'elle est de sang royal, qu'elle sait que ce sang va représenter une menace pour son bébé. Si elle n'acceptait pas, il faudrait le lui enlever pour le faire élever loin d'elle.