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- Non ! Surtout pas ! s'écria Laura avec horreur. Moi je ferai ce que vous voulez, mais à une condition...

- ... qu'on ne lui dise rien tant qu'elle n'aura pas accouché ? Cela va de soi...

De cet instant, Laura s'astreignit à sortir chaque jour, appuyée au bras de Bina, pour une courte promenade destinée à révéler son " état ". Quant à " Sophie ", que l'on ne voyait jamais naturellement, elle passait pour malade. Une situation qui déplaisait à Laura, obligée de cacher cette mascarade à " sa " princesse et à changer de robe avant de sortir et en rentrant à la maison. Jacobea lui en avait arrangé une avec des petits coussins cousus à l'intérieur qu'elle revêtait uniquement pour ces apparitions et Laura ne dirigeait jamais ses pas du côté sur lequel donnait la fenêtre de la future mère. Cela dura tout le printemps, jusqu'à cette nuit du 2 au 3 juin où, un peu après minuit, les échos du château furent éveillés par des gémissements, puis des cris : le travail d'enfantement commençait...

Il dura près de six heures, portes et fenêtres closes. Grâce au Ciel il faisait plutôt frais et les murs étaient épais, sinon les plaintes aiguës qui par moments devenaient de véritables hurlements eussent peut-être inquiété l'environnement immédiat, mais le résultat en valait la peine : l'Angélus sonnait au clocher de Gelfingen [xxxvi] quand une belle petite fille fit son entrée dans le monde. Une entrée bruyante : elle pesait près de sept livres et ses petits poumons faisaient preuve d'une belle vigueur. Laura, les larmes aux yeux, pensa qu'elle n'oublierait jamais l'expression de bonheur intense dont s'illumina le joli visage pâle de Marie-Thérèse quand Jacobea mit dans ses bras le bébé fraîchement langé...

- Vous aviez raison, dit-elle à Laura. Pareille joie ne se peut concevoir tant qu'elle n'est pas arrivée. Regardez ! Regardez, ma chère, comme elle est déjà jolie ! Nous en prendrons bien soin, n'est-ce pas ?

- Nous en prendrions soin même si elle était affreuse ! assura Laura en riant mais, grâce à Dieu, elle est mignonne à croquer !

La joie de Marie-Thérèse l'aidait à surmonter ses propres souvenirs. Elle se rappelait si bien son bonheur à elle quand Céline était née. Elle était si heureuse que le pli dédaigneux aux lèvres de son époux quand on avait annoncé que c'était une fille ne l'avait guère affectée : Céline était là à présent, pour recevoir cet immense amour qu'elle gardait en elle depuis des mois... Et elle lui resterait, ce qui n'aurait pas été le cas d'un garçon.

Le jour même, la petite fut baptisée Elisabeth-Louise-Antoinette-Clothilde. Le 3 juin marquait la fête de cette première reine de France dont le prénom était aussi celui de la reine de Sardaigne, sour de Louis XVI et de Madame Elisabeth. Elle fut déclarée fille d'Anne-Laure de Laudren, ci-devant marquise de Pontallec, et de père inconnu, sans que la véritable mère proteste le moins du monde. Au contraire, elle trouva des mots pleins d'émotion pour remercier son amie d'accepter ce qui pouvait être une lourde charge et d'assurer en même temps à la petite fille un nom qui, sans être illustre, n'en appartenait pas moins à la fière noblesse bretonne.

- Je ne sais ce que l'avenir lui réserve, soupira-t-elle en caressant du doigt la petite crête blonde qui se dressait hors du béguin de dentelle, mais au moins elle pourra désigner sa mère sans rougir, ce qui autrement serait le cas puisque je n'ai plus à lui offrir que ce vilain nom de Botta... et qu'au fond je ne suis plus personne !

Dès lors, la vie s'organisa autour de ce berceau sur lequel veillaient quatre femmes avec une tendresse grandissante. La petite fille était ravissante et tout le monde en raffolait.

Bébé sage et rieur puis bambine éveillée et espiègle, Elisabeth posait sur tout un regard bleu, grave et appréciateur d'abord mais qui bientôt étincelait de rires joyeux. Chose étrange, quand ses gazouillis formèrent des mots, elle dit " Maman " à Marie-Thérèse comme à Laura, refusant farouchement d'user du Madame envers sa mère que cela n'eût pas choquée puisque les enfants royaux usaient de ce terme comme de celui de Monsieur envers leur père. Elevée au bon air de l'Argovie, elle poussait comme un champignon à l'écart des bouleversements guerriers qui marquaient les toutes dernières années du siècle.

A Heidegg, on vivait en vase clos. Pas de visites, pas de communications avec l'extérieur. Peu de temps après la naissance, cependant, la mort du vieux baron Franz-Xavier ramena la famille au château pour les funérailles dans la chapelle. Les réfugiées purent alors mesurer l'extrême bonté de ceux qui les avaient accueillies :

- Vous serez ici chez vous aussi longtemps que vous le souhaiterez, Madame, dit le baron Alphonse à Marie-Thérèse. Nous voulons avant tout que vous vous y sentiez libre et maîtresse...

- C'est trop, baron ! Comment pourrais-je me sentir ainsi quand je vous prive de votre beau domaine ? Je voudrais tant que vous gardiez vos habitudes !

- Elles sont surtout à Lucerne mais ma mère, je crois, aimerait demeurer plus souvent auprès de la chapelle où dort mon père.

Elle resta en effet puis, petit à petit, la famille vint plus souvent. Ce qui valut à Elisabeth un admirateur fervent en la personne du petit Franz-Xavier qui avait six ans de plus qu'elle. Mais durant ces séjours, les châtelains ne recevaient personne..

C'était tout cela que Laura repassait dans sa mémoire en regardant les vendangeurs s'activer dans les rangées de ceps chargés de lourdes grappes. Elisabeth était avec eux parce que Josef Lerner l'intendant y était et qu'elle le suivait partout. De son observatoire, Laura distinguait parfaitement le chapeau de paille dont elle était coiffée et la voyait trotter derrière Josef comme si elle était un champignon doué de mouvements. Il faisait beau, il faisait doux. L'air se chargeait de l'odeur des fruits qui s'entassaient dans les hottes d'osier. Elle pouvait voir aussi Jaouen qui suivait Elisabeth.

Il semblait s'être acclimaté dans ce pays de montagnes, lui l'homme de la mer, et jamais il ne faisait allusion à l'avenir, mais à certains regards Laura devinait les questions qu'il ne posait pas. Comme elle-même, le Breton se demandait si toute leur vie devait s'écouler là, dans ce pays ami mais étranger où l'horloge du temps semblait arrêtée.

Parfois, il se rendait à Lucerne pour apprendre les nouvelles du vaste monde et surtout de la France dont le destin commençait à s'écrire à présent Bonaparte, même si le héros de tout un peuple cherchait alors la gloire en Egypte. Mais ces absences n'excédaient jamais une journée. Depuis quelques mois, Philippe Scharre était parti vers ses mystérieux maîtres et Jaouen se trouvait tout naturellement investi du rôle de protecteur des réfugiées. Les deux hommes s'entendaient à merveille, en effet, et le Suisse appréciait de pouvoir partager avec lui la lourde responsabilité qu'il assumait...

A la fin de cette journée de vendanges, Elisabeth était fatiguée. Rentrée triomphalement au château sur le char qui menait le raisin au pressoir, elle n'en était descendue que pour s'endormir aussitôt dans les bras de Jaouen, épuisée par trop de rires, de chansons, de jeu et de grand air.

- Je crois que nous pouvons la coucher sans souper, dit Marie-Thérèse sur les genoux de qui Jaouen l'avait déposée.

- D'autant, approuva celui-ci, qu'elle a partagé le repas des vendangeurs et mangé beaucoup de gâteaux. Un verre de lait devrait suffire.

- Si on arrive à le lui faire absorber, dit Laura qui, agenouillée, commençait à déshabiller la petite fille pour lui passer sa chemise de nuit. Exercice qui ne lui fit même pas ouvrir un oil. Sa mère alors la porta dans son petit lit placé dans la chambre de Laura ce qui ne présentait pas une véritable séparation car la porte de communication restait constamment ouverte. Laura voulait éviter à tout prix de paraître abuser de son statut de mère officielle et, en dépit de l'amour grandissant qu'elle portait à la mignonne, s'efforçait de se cantonner dans le rôle de gouvernante affectueuse. Le spectacle de sa princesse câlinant l'enfant, lui apprenant à lire, lui racontant des histoires ou coiffant avec amour, ses cheveux d'un blond si lumineux suffisait à l'emplir de joie. Et, en face de ce bonheur paisible, elle n'avait pas conscience de sacrifier quoi que ce soit de sa propre vie...

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xxxvi

Le pays était catholique.