- Mais cet homme, je ne le connais pas ! Et vous voulez que je le suive ?
- Moi, je le connais ! Et je pars avec vous, dit Scharre qui aidait Jacobea à fermer un sac rétif. C'est un être extraordinaire et je vous servirai tous les deux de grand cour... Vite, Madame, je vous en supplie !
- Encore un instant ! Oh, mon Dieu, est-ce donc le sort des femmes de ma famille que de toujours se voir arracher leurs enfants ? Ma mère !... Oh, elle a montré tant de courage !
- Et elle pouvait craindre de ne jamais revoir son fils, dit tout bas Laura. Sur le salut de mon âme, je jure que vous reverrez Elisabeth ! Où que vous soyez je saurai la conduire vers vous... A présent laissez Jacobea l'emmener !
Marie-Thérèse enfin, desserra ses bras et, donnant à sa fille un dernier baiser :
- J'ai foi en vous, mon amie ! La pensée de cette parole que vous me donnez va m'aider à vivre...
Avec un calme soudain, elle remit la bambine qui, à peine éveillée, ne comprenait rien à ce qui se passait, aux mains tendres de Jacobea qui l'emporta dans une couverture tandis que Laura aidait la princesse à s'habiller. Ou plutôt l'habillait : celle-ci la laissait faire sans un mot, exécutant seulement les mouvements nécessaires. Elle semblait pétrifiée et les larmes coulaient toujours...
Soutenue par son amie, elle descendit l'escalier mais au moment de pénétrer dans la salle des Chevaliers, elle s'en détacha et ce fut seule, très droite, qu'elle alla vers celui qui prenait son destin en charge.
En la voyant apparaître si pâle, si belle cependant, dans son long manteau bleu, ses cheveux blonds relevés sous le large capuchon froncé que nouait un ruban de satin assorti, Van der Valck eut une exclamation où la compassion se mêlait à l'admiration. Il ébaucha le geste de tendre les mains vers ce fragile fantôme d'une époque révolue mais les laissa retomber. Il s'avança alors vers elle, vers ce regard traqué dont elle l'enveloppait mais, au lieu de saluer, il mit un genou en terre :
- Voulez-vous de moi, Madame, pour votre défenseur, votre serviteur, et votre fidèle compagnon ? A partir de cet instant, je vous offre ma vie...
- Etes-vous si malheureux, monsieur, pour avoir accepté d'attacher votre destin à une femme sans nom, sans passé et sans avenir ?
- Je n'ai pas accepté, Madame. J'ai demandé ce qui est pour moi une immense faveur...
Elle le regardait intensément à présent et quand il se tut elle eut un petit, très petit, très léger sourire en tendant une main qu'il baisa avec respect.
- Eh bien, me voici prête à vous suivre... Marie-Thérèse alors fit ses adieux à ceux qui restaient, remercia le baron Alphonse de son hospitalité et embrassa une Laura qui ne pouvait plus retenir ses larmes.
- A vous je ne dis qu'au revoir ! lui murmura-t-elle à l'oreille. Priez pour moi comme je prierai pour vous... et veillez bien sur elle !
Van der Valck la mena jusqu'à la berline dont Philippe Scharre venait d'escalader le siège et ramassait dans ses mains les rênes des quatre chevaux. Il l'y fit monter, étendit une couverture de fourrure sur ses jambes et, après lui en avoir demandé la permission, prit place auprès d'elle. Rouget de Lisle partit avec eux pour leur faciliter les passage des postes français qui, de Baie au lac de Constance, contrôlaient toute la longueur du haut Rhin formant frontière naturelle avec les Etats allemands...
Un dernier regard, un dernier signe de la main, et la lourde voiture aux lanternes éteintes redescendait vers l'enceinte de Heidegg pour gagner, à travers les vignes dont Marie-Thérèse ne goûterait plus jamais le vin nouveau, la rive du lac en direction de Lenzbourg...
Après Madame Royale, Sophie Botta disparaissait à son tour dans la nuit et sous le seul regard de Dieu. Les passeports dont ferait usage désormais son compagnon étaient au nom du comte Louis Vavel de Versay accompagné de sa jeune épouse Sophie. Pour mieux la servir et mieux la cacher, le diplomate hollandais effaçait sa propre identité en prenant un nom qui n'était pas tout à fait faux d'ailleurs puisqu'il appartenait à un rameau français éteint de sa famille...
Un quart d'heure plus tard, Laura à son tour quittait, dans le cabriolet du baron, le vieux château qui s'était montré si accueillant à une petite princesse accablée de malheurs. Jaouen et Bina y étaient restés. Le Breton s'était montré furieux de ne pas pouvoir suivre Laura. Mais il avait suffi de quelques mots, très graves, de la jeune femme pour l'amener à résipiscence : le devoir qu'elle lui traçait :
- Ce n'est pas le moment de discuter votre rôle dans le drame que nous vivons. Dès que la menace sera passée, vous reprendrez la voiture qui nous a amenés et vous aurez à conduire Josef, Bina et Elisabeth à Baie, à l'hôtel du Sauvage où je vous attendrai. C'est compris ?
- Je vous demande pardon Je n'avais, en effet, pas compris...
A présent, pelotonnée dans sa mante fourrée, la tête appuyée aux coussins de la légère voiture, Laura regardait défiler les paysages paisibles de la vallée où, de colline en colline, se succédaient terres cultivées, vignes et bois, ponctués de vieux châteaux. Tout ici parlait de paix, pourtant, à une demi-lieue environ de Gelfingen, une troupe à cheval fit son apparition au détour de la route. Une troupe nombreuse : une dizaine d'hommes et autant de militaires. Ils tenaient toute la largeur du chemin. La voiture s'arrêta d'elle-même. L'officier - français ! - qui commandait vint à la portière pour demander d'un ton revêche au baron ce qu'il faisait là à cette heure de la nuit et réclamer ses papiers :
- Je n'ai aucune raison de vous les montrer . je suis ici chez moi, sur mes terres ou presque. En outre, je vous prierai d'employer un autre ton : je suis le baron Pfyffer von Heidegg, secrétaire d'Etat de la généralité de Lucerne...
Il se penchait pour être dans la lumière de la lanterne gauche et l'homme recula en saluant, mais avec une visible mauvaise volonté.
- Faites excuses, monsieur le baron, mais nous allions justement chez vous.
- Pour quoi faire, s'il vous plaît ?
- Pour vous débarrasser d'une malade. Vous auriez chez vous une pauvre fille, une nommée... Grete Muller, échappée de la maison de fous de Linz...
- Il n'y a jamais eu de fous chez moi et je ne comprends rien à votre histoire. D'où la sortez-vous ?
L'officier désigna la voiture noire d'où descendait pesamment un personnage aussi large que haut, emballé dans un vaste manteau à triple collet, un chapeau enfoncé sur la tête :
- Voici le docteur Eichhorn, dont cette malheureuse était la malade et qui nous a requis pour l'aider à la récupérer... Mais, qui est cette personne, à côté de vous ?
- Je pourrais dire que cela ne vous regarde pas mais je vais être bon prince car je suis pressé : cette dame est la seule qui se soit jamais réfugiée à Heidegg, c'est une émigrée française, la comtesse de Laudren et c'est aussi une grande amie de ma mère. Je suis venu la chercher cette nuit parre que ma mère, justement, est très malade et la réclame. Alors je suis pressé et je vous somme de me livrer passage !
Le médecin viennois s'était approché et avait entendu :
- Cela ne me surfit pas ! La femme que je cherche est dangereuse : elle se prend pour une princesse française et devient enragée quand on lui dit le contraire. Mes ordres, à moi, sont de la retrouver.
- Des ordres de qui ?
- Du chancelier d'Autriche en personne.
- Et depuis quand les ordres d'un Autrichien ont-ils force de loi en Suisse ? Nous ne sommes plus au temps de Guillaume Tell et, en outre, nous sommes envahis par les Français qui ne sont pas vraiment les amis de votre pays. Alors rentrez chez vous : il n'y a jamais eu de folle à Heidegg...
- C'est ce que nous allons voir ! Faites demi-tour. Vous venez avec nous ! Comme vous pouvez le constater, les soldats que voici sont français et j'ai tous les laissez-passer possibles...