- Vaudrait mieux retourner, monsieur le baron, dit le cocher. Ces gens ne nous laisseront pas aller. Ça nous prendra seulement un peu de temps !
C'était la sagesse. Ces soldats qui se disaient français, alors qu'il n'y en avait pas à Lucerne, ce médecin qui eût été peut-être bien en peine de montrer ses diplômes : on sentait la bande organisée, le mauvais coup d'intimidation dûment préparé, mais les malandrins étaient trop nombreux et, sans doute étaient-ils capables de tout.
- Soit, retournons ! soupira le baron Alphonse après un coup d'oil à sa compagne qui approuva silencieusement. Il fut cependant impossible d'échanger le moindre mot car, sans en demander la permission, l'officier monta dans la voiture et s'y installa entre les deux voyageurs, un pistolet à la main.
- Est-ce bien indispensable ? dit Pfyffer avec dédain.
- Oui. Pour m'assurer que vous ferez ce qu'on vous demandera...
Le retour vers Heidegg fut un cauchemar pour Laura. Elle craignait pour l'homme généreux qui lui avait accordé si large hospitalité, pour les gens du château... Elle redoutait aussi les réactions de Jaouen quand il les verrait revenir ainsi escortés. Il était capable de tirer dans le tas et de déchaîner une véritable tuerie. Les visages qu'elle avait pu apercevoir étaient ceux de forbans et celui qui les commandait ne déparait pas la collection.
Quand on fut au château, le baron reçut l'ordre de faire ouvrir et l'on remonta la pente vers la cour d'honneur. Josef accourut :
- Vous avez oublié quelque chose, monsieur le baron ? Et qui sont ces gens ?
- Non, mon ami. Quant à ces gens, ils prétendent s'emparer d'une folle nommée Grete Muller qui se ferait passer pour une princesse et à qui nous donnerions asile.
- En voilà une idée !
Le naturel de l'intendant était parfait et Laura l'eût admiré sans réserve si la silhouette plus inquiétante de Jaouen n'était apparue à cet instant, armée d'un fusil. Pfyffer éleva une main apaisante :
- Pas d'affolement ! Nous ne sommes pas en danger. Ils veulent seulement visiter le château...
Laura était inquiète : ils allaient trouver des traces de la présence de Marie-Thérèse et de l'enfant, Jacobea n'aurait certainement pas eu le temps de faire le ménage. Et le pas lourd du médecin et de quatre soldats dans l'escalier lui résonnait sur le cour. Les autres militaires et les " infirmiers " qui escortaient Eichhorn surveillaient la cour dans laquelle, à son étonnement, à son soulagement, elle vit apparaître Jacobea. Une Jacobea parfaitement calme et qui lui sourit sans rien dire, mais ce sourire signifiait tant de choses ! Et avant tout que la petite Elisabeth était à présent en sûreté au milieu de la marmaille de sa fille. Mais personne ne souffla mot et ces ombres muettes et immobiles figées dans la grande cour avaient quelque chose de surréaliste. On se serait cru dans le palais de la Belle au bois dormant après le passage de la mauvaise fée-Lé retour du médecin et de ses acolytes ranima l'ambiance. Le personnage était déçu et donc de mauvaise humeur :
- Il n'y a rien là-haut, grogna-t-il au bénéfice de l'officier. Une seule chambre occupée, un seul lit défait... le reste est dans un ordre parfait. Avec même un peu de poussière...
- Il y a encore tout ça à fouiller ! fit l'autre en désignant la métairie, la chapelle et les autres bâtiments agricoles.
Le baron tira sa montre et la consulta :
- Le jour se lève dans une heure, remarqua-t-il froidement. Les vendanges ont commencé hier et, à l'aurore, les cueilleurs de raisin viendront du village. Tâchez de ne pas mettre trop de désordre. On vous fera goûter le vin nouveau si vous le souhaitez...
L'invitation inattendue suscita des murmures de satisfaction, ce qui ne plut pas au docteur Eichhorn :
- Vous espérez enivrer mes gens ?
- En aucune façon, fit le baron en haussant les épaules. Vos gens, comme vous dites, ont passé une nuit blanche et fait cinq lieues pour rien. On leur donnera aussi à manger. Moi, avec votre permission, je repars pour Lucerne. Ma mère est toujours aussi malade et son impatience de revoir son amie doit l'épuiser...
- Et si je décidais de vous garder ?
- A quel titre ? De même, je vous conseille de ne malmener ni mes serviteurs ni mes biens. Vous êtes un étranger ici et je vous rappelle que je suis secrétaire d'Etat... et que les chancelleries existent toujours. Si j'ai à me plaindre, vous serez chassé et donc empêché de poursuivre vos recherches. Je vous salue, docteur ! Venez, Laura !
Personne ne s'opposa au départ du cabriolet qui reprit son chemin comme si de rien n'était. Laura ne retint pas longtemps son inquiétude :
- Je suis un peu perdue, dit-elle. Vous laissez ces gens chez vous, libres de tous leurs mouvements ?
- C'est la meilleure preuve de ma bonne foi. Je tfous avoue cependant qu'en revenant tout à l'heure, j'avais peur mais vous comme moi avons décidément de remarquables serviteurs : la disparition des traces du passage de Madame et de sa fille... la poussière même ! Ils ont du génie ! C'est pourquoi je crois que nous ne risquons plus rien...
- Nous avons tout de même été attaqués ! Vous avez l'intention de passer là-dessus ?
- Oh, mais non ! Ces mécréants ont agi sans aucun droit, j'en suis certain. Aussi vais-je non seulement porter plainte au Grand Conseil mais aussi revenir dans quelques heures avec une solide escorte de la milice de Lucerne. Et s'ils sont encore là., ce que je ne pense pas, nous réglerons nos comptes !
Laura n'avait plus d'objections. C'eût été vraiment été se faire l'avocat du diable : cet homme était un modèle de calme, de maîtrise de soi et de tranquille courage, un Suisse dans la plus haute acception du personnage. S'en remettre à lui et à Dieu était tout ce qui lui restait à faire. Elle le fit et si bien qu'elle finit par s'endormir...
Quelques jours plus tard, à l'hôtel du Sauvage, die recevait dans ses bras une petite Elisabeth qui ne comprenait rien à ce qui venait de lui arriver mais qui, en la retrouvant, noua ses bras autour de son cou en se blottissant contre elle avec un soupir de bonheur qui lui mit les larmes aux yeux. Laura eut un peu honte d'éprouver tant de joie alors que la vraie mère devait, où elle était, songer à elle avec tant de chagrin. Mais l'enfant ne devait rien en savoir : il fallait qu'elle soit heureuse, il fallait lui donner tout l'amour dont elle avait besoin et, le soir venu, Laura en la berçant sur ses genoux sut qu'elle avait désormais une raison de vivre et que le temps des aventures devait s'achever.
Et quand l'image, toujours si douloureuse, de Batz, se présenta à son esprit, elle la chassa avec colère...
CHAPITRE XII
LE CIMETIÈRE DE LA MADELEINE
L'endroit était sinistre et la lumière pauvre que répandait sur Paris une triste journée d'octobre n'arrangeait rien. Tout paraissait fait de la même matière d'un gris jaunâtre sale : les pavés de la rue, les bâtiments dont plusieurs étaient en reconstruction et plus encore le grand mur haut de près de trois mètres et sa porte vermoulue qui retranchaient le cimetière désaffecté de la Madeleine du reste du monde. Laura, en vérité, ne comprenait pas du tout pourquoi on lui donnait rendez-vous dans ce lieu lugubre et avec un luxe de précautions qu'elle s'expliquait mal, mais la lettre reçue la veille à son hôtel ne laissait aucun doute :
"... Vous laisserez votre voiture dans la cour du n° 48 où habite un avocat nommé Olivier Desclauzeaux. Vous entrerez et vous ressortirez discrètement par la porte du jardin. De là vous gagnerez facilement le cimetière qui est du même côté, à quelques pas. Soyez à cet endroit vers quatre heures et prenez soin de vous munir d'un bouquet de rosés. "