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- Payez le cocher et rejoignez-moi ! ordonna-t-elle. Nous avons à parler...

Puis elle s'engouffra dans l'hôtel. Tout avait été si vite que Jaouen n'avait même pas eu le temps d'articuler une parole. A l'étage, Laura trouva Bina qui elle aussi faisait les cent pas mais en s'efforçant de bercer Elisabeth :

- Oh, Madame ! Enfin c'est vous ! s'écria-t-elle avec soulagement. Je n'arrive pas à la faire dormir. Elle ne tient pas dans son lit...

- Je suis désolée, Bina, mais j'ai été retenue plus qu'il ne faudrait dit-elle en prenant la petite fille qui lui tendait les bras et pressait contre le sien son petit visage mouillé de larmes :

- Maman, Maman ! répétait-elle sans rien trouver d'autre à dire. Son vocabulaire n'était pas encore bien étendu mais ce mot-là renfermait un monde disparate et cependant cohérent de chagrin et de bonheur.

- Elle a mangé ? demanda Laura en câlinant la petite qui nichait sa tête contre son cou.

- Un peu de lait. Et encore pas sans mal ! Quand vous n'êtes pas là, elle est comme perdue...

- Mais je suis là et je n'ai plus aucune raison de la quitter. Nous partirons pour Saint-Malo dès demain. En attendant, je vais la coucher...

Apaisée, fatiguée aussi, l'enfant dormait déjà quand Laura la déposa dans son lit, la couvrit avec soin puis posa sur sa frimousse un baiser qui ne la réveilla pas mais fit s'épanouir un sourire confiant alors que les larmes n'étaient pas encore sèches. Et Laura resta un long moment à la contempler avec une tendresse immense. L'amour que lui donnait ce petit ange ne valait-il pas toutes les amours des hommes ? A son tour, Laura sentit venir un apaisement, ainsi qu'une grande lassitude. Néanmoins, il lui restait encore quelque chose à faire...

Jaouen l'attendait dans le petit salon de leur appartement. Quand elle entra, l'expression d'attente presque douloureuse de son regard acheva de fondre ce qui lui restait de colère. Que voulait-elle faire tout à l'heure ? Le chasser, écarter d'elle à jamais cet homme dont elle savait à quel point il l'aimait et qui lui en avait donné tant de preuves ? Sans parler du lourd secret qu'avec Bina ils avaient en partage. Et pourquoi ? Parce qu'il avait voulu éliminer à jamais de sa vie celui qui en faisait les tourments plus que les délices ? Elle se souvint de son horreur, de sa fureur aussi quand, derrière la vitre, elle avait surpris cette scène d'intimité entre Batz et Michelle Thilorier. Si elle avait eu une arme, n'eût-elle pas tiré elle-même pour effacer de la surface de la terre ces deux êtres qui la torturaient ? Avec cette différence qu'elle aurait sans doute tiré sur les deux ainsi qu'elle l'avait dit précédemment à Batz.

- Vous vouliez me parler ? murmura Jaouen.

- Oui... mais je ne me souviens plus de quoi.

- Vous sembliez si fort en colère en rentrant !

- L'étais-je ? Oui sans doute puisque vous le dites mais, encore une fois, j'en ai oublié la raison.

Elle devina qu'il ne la croyait pas. Et même qu'il savait pourquoi elle était rentrée si tard. Et peut-être voulut-il la forcer à le lui jeter au visage :

- Dois-je comprendre que vous n'avez vraiment rien à me dire ? Cela ne vous ressemble pas...

Il y avait un rien d'ironie dans sa voix et Laura faillit bien s'emporter de nouveau, mais le temps passé lui avait appris la sagesse, la maîtrise de soi. Non, il ne la forcerait pas à lui lancer qu'elle sortait des bras de celui qu'il haïssait depuis toujours.

- Que cela me ressemble ou non, c'est ainsi, dit-elle sèchement. Je n'ai rien à vous dire Jaouen ! Si ce n'est... de vous enquérir dès l'aube d'une chaise de poste aussi confortable que possible. Il est temps grand temps que nous retournions à Saint-Malo ! Elisabeth a besoin d'apprendre à vivre comme tous les petits enfants de son âge...

Jaouen ne sortit pas tout de suite. Un instant, il resta debout en face d'elle, la regardant intensément. Puis, d'un seul coup, un sourire qui ressemblait à un rayon de soleil dans les nuages illumina son regard gris.

- Voilà longtemps, dit-il, que je n'ai reçu un ordre aussi agréable à exécuter.

Il marcha vers la porte, s'arrêta au seuil :

- La petite fille sera bien chez nous. Elle aimera la Bretagne et j'espère qu'elle n'aura jamais envie de la quitter...

- ...afin de m'obliger à y demeurer aussi ? acheva Laura, ironique. Soyez tranquille, le goût des voyages n'est pas près de me reprendre.

Dans la matinée du lendemain, un homme allait et venait devant l'hôtel de l'Université, mais de l'autre côté de la rue. Il regardait les préparatifs de départ d'une chaise de poste à caisse jaune et noir, attelée de quatre chevaux, où deux valets achevaient d'arrimer une grande malle, des sacs de cuir et des boîtes à chapeaux sous la surveillance de Jaouen.

Peu de temps après, il vit sortir deux femmes, escortées par l'hôtelier avec toutes les formes du respect. La plus grande parlait avec cet homme, et son élégance frappa l'observateur. Laura avait dû profiter de son passage à Pans pour renouveler sa garde-robe. Elle portait ce matin-là une longue redingote à l'anglaise en drap vert foncé, de coupe assez sévère mais adoucie de velours au col droit, aux revers et aux retroussis des manches. Une sorte de turban assorti la coiffait, muni d'un voile destiné à protéger la jeune femme des poussières de la route. Encore relevé, ce voile et les frisons blond argenté qui s'échappaient de la coiffure auréolaient ses traits délicats et ses longs yeux noirs. Le regard du guetteur s'y attarda un moment puis se porta sur la petite fille qui gigotait pour qu'on la mît à terre dans les bras d'une camé-riste qu'il connaissait bien. C'était une adorable poupée vêtue de velours du même bleu que ses yeux, dont le petit visage rayonnait de joie. Des boucles soyeuses semblables à des copeaux d'or s'échappaient d'un béguin de velours noué, sous le mignon menton, d'un gros noud de satin. Ne pouvant obtenir qu'on la laisse descendre, l'enfant tendit à la jeune femme ses petites mains impatientes gantées de blanc. Mais ce fut Jaouen qui l'enleva, ce qui ne parut pas lui déplaire : elle mit ses bras autour de son cou et se blottit contre lui en roucoulant. Et celui qui regardait se sentit pâlir. La petite fille ne ressemblait pas du tout à sa mère et, à cet instant, il était impossible de lui attribuer une ressemblance. Pourquoi pas alors à cet homme taciturne qui trouvait pour elle un si beau sourire ?

Laura monta en voiture et Jaouen déposa sur ses genoux la bambine qu'elle enveloppa aussitôt de ses bras en un joli geste protecteur. Bina la rejoignit et Jaouen, fidèle à sa vieille habitude, se hissa sur le siège à côté du cocher. La voiture s'ébranla et descendit la rue en direction de la Seine.

Batz, alors, quitta la borne du vieil hôtel où il se tenait appuyé et ôta le chapeau dont le large bord tenait son visage dans l'ombre. D'un pas songeur, il suivit le même chemin que la voiture. Il se sentait fatigué, un peu rouillé, car il n'avait pas dormi de la nuit.

Sentant que Laura ne différerait pas plus longtemps son départ, il était venu attendre à cet endroit dès les petites heures du matin après s'être attardé dans un café proche du marché de Boulainvilliers [xxxix]. Il ne savait pas trop ce qu'il cherchait, sinon à se faire un peu plus mal sans doute. Et il venait de récolter ce qu'il avait semé : le départ de cette voiture achevait de lui briser le cour. Cela ressemblait trop à celui d'une famille heureuse partant pour ses terres ou quelque lieu de vacances. Le centre de tout ce bonheur était cette mignonne enfant dont Batz redoutait à présent d'avoir déchiffré l'énigme.

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xxxix

Du nom d'ancien prévôt de Paris qui le fit construire.