Autour de lui, Paris reprenait l'agitation entamée la veille. Le bruit du retour du général Bonaparte se précisait et la gloire qui accompagnait le jeune homme le rejetait, lui, dans l'ombre où s'étaient déjà enfoncés ceux qui avaient été si longtemps sa raison de vivre. C'était, avec la fin prochaine du siècle, l'aube de temps nouveaux où il n'avait plus guère de rôle à jouer. Alors il eut soudain envie de partir, lui aussi et, en rentrant rue Buffault, il décida de s'en aller. Que cela plût ou non à Michelle, il pensa que même si l'hiver était rude en Auvergne, c'était dans son château de Chadieu, au bord de l'Allier, qu'il serait encore le moins malheureux...
CHAPITRE XIII
QUAND LES BRUMES DISPARAISSENT
Les murailles de Saint-Malo enfermaient un monde en miniature volontiers replié sur lui-même en dépit de ses ouvertures sur le grand large. La mer c'était le fond du tableau, le décor merveilleusement serein ou tumultueux devant lequel se dressait ce poing de pierre refermé sur une humanité grouillante mais resserrée, entassée riches sur pauvres sans espaces pour les séparer et soudés par ce qui était pour eux un lien : le travail afin que vive et prospère cette ville à nulle autre pareille. On vivait les uns sur les autres comme au Moyen Age. C'est dire qu'à moins d'être souris ou totalement dépourvu de signe distinctif, s'y introduire sans attirer l'attention relevait de l'utopie.
Laura le savait. D'ailleurs, son propos n'était pas de rentrer chez elle sur la pointe des pieds : elle voulait pour son retour le grand jour et la plus large audience parce qu'elle était certaine que la présence d'Elisabeth auprès d'elle ferait jaser et que la meilleure manière d'éviter - autant que possible, la perfection n'étant pas de ce monde ! -les cancans et les bruits malveillants était de montrer tout de suite et au maximum de gens sa " fille adoptive ", sachant bien par ailleurs qu'il se trouverait toujours une langue venimeuse pour émettre des doutes sur la réalité de l'adoption.
- Je veux arriver le matin du marché et par beau temps de préférence.
- Et pourquoi pas au son des trompettes ? grogna Jaouen pour qui la discrétion était une seconde nature.
- Ce ne serait pas une si mauvaise idée, riposta Laura moqueuse, et si vous continuez sur ce ton il se pourrait que je l'adopte. Comprenez donc : je veux qu'il y ait le plus de gens possible pour la voir à son arrivée et constater que nous n'avons pas la moindre ressemblance.
- La belle affaire ! On dira qu'elle ressemble à son père !
C'était sans doute vrai mais Laura tenait à son idée et l'on resta deux jours à Dinan pour attendre le retour du soleil...
Ce fut donc un vendredi matin et par un beau temps clair rafraîchi d'une jolie brise que la voiture franchit le Sillon et déboula sur le port où il y avait grand concours de peuple. Un air de fête voltigeait.
- Vous allez être contente, cria Jaouen du haut du siège, toute la ville est là ! Un bateau a dû arriver...
Cependant, l'apparition d'une chaise de poste à quatre chevaux ne passait pas inaperçue et la foule s'ouvrait devant elle, au grand mécontentement du cocher :
- On n'a rien à faire ici ! protestait-il. Faut aller à la maison de poste. Si mes chevaux prennent peur, ça peut faire du vilain...
- Un peu de patience, dit Jaouen en sautant à terre. Tu vas te ranger là, près de ces tonneaux. Moi, je vais voir si je trouve quelqu'un...
Tout en parlant, il avait pris la bride des deux chevaux de tête pour les guider à l'abri du rempart. Après quoi, jouant des épaules, et plus doucement de son crochet de fer, il s'enfonça dans la multitude agglutinée autour d'un brick où les matelots achevaient les manouvres d'amarrage en répondant de leur mieux à ceux qui, à grands cris, leur souhaitaient une bruyante bienvenue. H y avait des femmes qui pleuraient de joie en serrant des enfant contre elles, des vieux marins qui discutaient en connaisseurs. Jaouen tapa sur l'épaule de l'un d'eux.
- Quel est ce navire ? demanda-t-il. Le vieux se retourna, l'oil dédaigneux :
- Toi t'es pas d'ici, mon garçon, parce que, chez nous, on reconnaît du premier coup d'oil la plus petite de nos barques...
- Je suis de Cancale...
- Ça explique tout ! Eh bien ça, mon gars, c'est le Constance, la plus neuve et la plus belle baille de chez...
Il n'eut pas le temps d'achever. Jaouen se précipitait déjà, en le bousculant plus ou moins, vers la passerelle de planches établie entre le quai et la coupée du bateau que Mme de Sainte-Alferine était en train de descendre en compagnie de Madec Tevenin qui lui parlait avec volubilité en agitant un crayon d'une main et une liasse de papiers de l'autre.
En revoyant la vieille dame, Jaouen pensa qu'elle n'avait pas beaucoup changé, à cela près qu'elle ressemblait davantage à son personnage de Lalie Briquet la tricoteuse qu'à une aristocrate d'Ancien Régime. Il manquait juste le tablier où elle logeait ses pelotes de laine à la simple robe noire réchauffée d'un grand fichu violet et l'énorme cocarde tricolore au grand bonnet à bavolet qui coiffait ses cheveux gris. Elle semblait agacée et ses lunettes dansaient dangereusement au bout de son grand nez. Jaouen l'entendit dire :
- C'est un détail sans importance, mon bon Tevenin. Ce qui compte, c'est que la Constance soit là avec tous ses hommes et la panse bien remplie... Par tous les saints du Paradis !... Mais c'est Jaouen !
Debout devant la passerelle qu'il barrait, il était entré brusquement dans son champ de vision. L'émotion fut si forte que Lalie trébucha et fût tombée s'il ne l'avait retenue à pleins bras.
- C'est bien moi ! Comment vous portez-vous, madame ? fit-il en souriant.
- Est-ce que cela présente quelque importance ? Et elle, où est-elle ? Comment va-t-elle ?
- Je pense qu'elle va vous le dire elle-même... Venez !
La portant presque, il la sortit de la foule dont l'intérêt s'attachait maintenant à eux, et la guida vers la voiture d'où Laura sauta en l'apercevant pour courir vers elle, les bras tendus.
- Lalie ! Ma chère Lalie !
Etranglée de joie, celle-ci était incapable de parler. Les deux femmes s'étreignirent et restèrent embrassées un long moment. Jusqu'à ce qu'enfin Lalie retrouve la voix pour murmurer :
- J'avais tellement peur de ne plus jamais vous revoir !... Jamais !
Les lunettes envolées, le bonnet bousculé elle pleurait à présent sans se soucier de ceux qui avec une sympathie bon enfant, assistaient à ces retrouvailles de plein vent. Et soudain, on entendit une petite voix qui disait :
- Je voudrais bien embrasser Bonne-Maman... Bina avait descendu la petite et à présent,
Elisabeth se tenait bien droite devant les deux femmes et, lâchant la main de Bina, tendait ses petits bras.
Lalie tomba à genoux devant elle, considérant avec une stupeur émerveillée la frimousse rosé levée vers elle.
- Bonne... maman ? répéta-t-elle incrédule. Mais qui es-tu, toi ?
- C'est Elisabeth, répondit Laura. Ma fille adop-tive, et j'ai pensé que vous aimeriez qu'elle vous appelle ainsi...
- Un pareil cadeau, cela ne se refuse pas ! dit Lalie en riant à travers ses larmes. Mais vous auriez dû me prévenir : je suis une vieille femme, ma chère Laura, et une si grande joie..
- ... ne peut vous faire aucun mal. Vous n'êtes ni vieille ni fragile.
Lalie, en effet, enlevait de terre la petite fille qui, déjà familiarisée avec elle, jouait avec les rubans de son bonnet que Bina avait rétabli et l'emportait aux applaudissements des assistants. Sans se soucier de la voiture, elle marchait en courant presque vers la porte Saint-Vincent. Sa mine radieuse était celle d'une pauvre-femme qui vient de trouver un trésor et qui se hâte de le mettre à l'abri dans sa maison. Bina trottait derrière elle et Laura allait suivre :