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- Eh bien, lui dit Jaouen, si vous souhaitiez que nul n'en ignore, je crois que vous avez gagné ! Le crieur public n'aurait pas fait mieux. Quelle scène !

Laura se mit à rire :

- Vous avez raison. Je suis très satisfaite...

Quelques heures plus tard, assises devant la cheminée de la chambre de Laura, Lalie et elle buvaient une infusion de tilleul en savourant le calme retrouvé de la vieille demeure où s'éteignaient l'un après l'autre les bruits de la vie quotidienne, multipliés auparavant par l'entrée triomphale d'une toute petite fille de trois ans dont le rire joyeux avait réveillé les échos et les cours. Elias et Guénolé, les deux vieux valets, en avaient pleuré de joie. Quant à Mathurine, elle avait pris la menotte d'Elisabeth pour l'emmener faire le tour de son domaine - la cuisine - et lui donner un avant-goût de ses richesses en la bourrant de petites galettes sablées qu'elle confectionnait toujours en assez grande quantité parce que c'était la seule pâtisserie que " Madame Eulalie " appréciât avec le thé de cinq heures dont elle avait fait une habitude. La seule touche féminine dans son alimentation. Pour le reste, les préférences de la comtesse ressemblaient assez à celles d'un vieux loup de mer : elle aimait les nourritures solides - et salées ! - le fromage, le bon vin et même un coup de rhum de temps à autre quand elle sentait venir un rhume ou qu'elle avait à résoudre un problème quelconque.

- Enfin, je vais pouvoir refaire des gâteaux, des crèmes et des sucreries ! déclara Mathurine avec un soulagement qui fit sourire Laura. Depuis votre départ, j'avais l'impression de cuisiner pour un capitaine au long cours ! Je suis bien aise de voir revenir le temps des dames !... Puis elle ajouta, avec dans la voix une véritable angoisse : " Vous n'allez pas repartir au moins ? "

- Non, Mathurine, je veux élever ma petite fille comme j'aurais voulu l'être moi-même. C'est-à-dire dans nos maisons...

A présent, Elisabeth dormait dans le lit d'enfance de sa mère et dans une chambre qui serait désormais la sienne. Elle s'y était endormie tout de suite, sans manifester la moindre inquiétude comme il arrive aux enfants dans une pièce inconnue :

- On dirait qu'elle se sent chez elle, remarqua Lalie émerveillée. Ne vient-elle pas, d'ailleurs, de prendre possession de la maison tout entière ? Elle va régner sur nous !

- Surtout pas ! corrigea Laura. Passé la joie du retour, j'entends qu'elle mène la vie de n'importe quelle petite fille de son âge dans notre milieu. C'est-à-dire qu'elle sera élevée avec soin mais simplement parce que c'est le meilleur moyen de la rendre heureuse. Rien qui évoque ce qui aurait pu être et ne sera jamais.

- Cela dépendra de nous tant que durera l'enfance, Laura, mais l'adolescence viendra vite et avec elle les premiers battements de cour, puis, plus tard, le mariage. Direz-vous la vérité à celui qui lui demandera sa main ?

- Par pitié, Lalie ! A chaque jour suffit sa peine ! Jouissons en paix de ce bonheur volé à une autre et laissons le temps au temps.

- C'est une étrange histoire, tout de même, soupira la comtesse en reposant sa tasse vide. Etes-vous certaine d'avoir eu le droit de me la confier ?

- Pourquoi vous cacher ce que Bina et Jaouen savent aussi bien que moi ? Il est naturel que vous sachiez pour qui vous travaillez si bien...

Il n'avait pas fallu longtemps à Laura pour constater qu'en Lalie, sa mère avait un successeur digne d'elle. Son caractère énergique, sa poigne joints à un sens inné de la diplomatie avaient fait merveille durant ces quatre ans et l'armement Laudren tenait à présent sa belle place parmi les autres établissements malouins.

- Seulement le temps passe, soupira Lalie en se penchant pour se resservir à la tisanière de porcelaine fleurie. Et il m'entraîne avec lui. Vous n'êtes toujours pas attirée par les mystères des livres de comptes ?

- Surtout pas ! Je serais seulement capable de démolir ce que vous avez eu tant de peine à reconstruire. Ce serait dommage...

- Peut-être, mais vous êtes si jeune et vous devez penser à l'enfant. Que se passera-t-il si je viens à disparaître ?

- Madec Tevenin en sait sans doute assez pour vous remplacer ?

- N'y comptez pas ! C'est un merveilleux assistant et Dieu sait si je lui suis reconnaissante du soin méticuleux qu'il apporte à son travail, mais ce n'est pas un chef et à cette maison, il faut un chef!

- Et où voulez-vous que je le trouve ? Vous n'allez pas me demander de me remarier, tout de même ?

- Il y a six mois, c'est certainement ce que j'aurais fait parce que je pouvais supposer que certain baron était toujours libre et qu'il est un si remarquable meneur d'hommes et administrateur que je lui aurais remis ma charge sans hésiter, mais...

- Mais il est venu vous voir et vous avez appris son mariage.

- Ah ! Vous savez ?

Par-dessus ses lunettes, Lalie considéra un instant sa jeune amie qui détournait les yeux puis haussa les épaules :

- La vie grimace parfois de bien singulière façon. Alors que vous étiez libres tous les deux et que vous remplissiez, vous, un devoir dans la droite ligne de vos convictions communes, lui éco-pait de deux balles de pistolet qui le livraient aux entreprises d'une fille qui le guettait depuis longtemps. Est-ce assez stupide ?

- Je ne vous le fais pas dire et vous apprécierez la comédie à sa juste valeur quand vous saurez que c'est Jaouen qui a tiré sur lui...

- Jaouen ? s'écria la comtesse abasourdie. Mais qu'est-ce qui lui a pris ?

En quelques mots, Laura retraça les circonstances du drame, son désespoir à elle en regagnant la rue du Mont-Blanc et la colère du Breton :

- Il avait dit, conclut-elle, que si Batz me faisait souffrir, il le tuerait. C'est ce qu'il a essayé de faire...

- Et vous ne l'avez pas chassé ?

- J'en ai été tentée mais je me suis reprise. Pourquoi donc me priverais-je d'un serviteur assez dévoué pour risquer l'échafaud et cela en l'honneur d'un homme qui appartient à une autre ?

Lalie se leva, vint se planter devant la cheminée en relevant ses jupes par-derrière afin de réchauffer ses jambes. Elle se mit à rire :

- Ce n'est pas moi qui vous donnerai tort. Chasser Jaouen eût été une énorme sottise et d'ailleurs, parlons un peu de lui. Ses sentiments envers vous sont connus de la terre entière mais vous, que pensez-vous de lui ?

- Où voulez-vous en venir ? Vous voulez que j'épouse Jaouen ? Il est déjà marié...

- Si peu ! Mais là n'est pas la question . quels sont vos sentiments envers lui ?

- Ils sont simples. Je l'estime énormément et j'ai en lui la plus absolue confiance. Il est tout le contraire de Josse de Pontallec, et c'est une chose bien surprenante quand on pense qu ils sont frères de lait. Jaouen mériterait d'être gentilhomme mille fois plus que l'autre.

- J'en pense tout autant et c'est pourquoi je me demande si vous accepteriez de me le confier puisque vous voilà sédentaire... Un simple rôle d'intendant ne saurait lui convenir.

- Vous voulez en faire un armateur ?

- Oui. Il en a toutes les capacités : intelligence, rapidité de vues et courage. En outre, il connaît la mer mieux que vous et moi réunies, mais il est bien évident qu'il y a là seulement un projet et que...

- Tenez-vous-en au projet, Lalie, dit Laura avec affection. Et s'il est d'accord, mettez-le donc tout de suite à exécution...

Jaouen ne cacha pas sa surprise mais, à la lueur qui s'alluma dans son oil gris, Laura comprit que la proposition le flattait. Cependant il souleva quelques objections que Lalie comprit à demi-mot : il craignait d'être entièrement absorbé par les bureaux et de ne plus servir Laura directement. Il finit par en convenir :

- Je veille sur elle depuis si longtemps. .

- C'est l'idée qu'elle puisse courir les routes sans vous qui vous tourmente ? Elle est bien décidée à ne plus quitter Saint-Malo.