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- Elle le dit, fit Jaouen avec un haussement d'épaules, mais, ou je la connais mal, ou le temps viendra où elle aura envie de changer d'air. Pas tout de suite sans doute mais cela viendra, j'en jurerais...

- Mon cher Jaouen, déclara Lalie, il n'est pas question de vous remettre d'aujourd'hui à demain les commandes de l'armement. Il s'agit seulement de vous mettre à même de me remplacer lorsque Dieu estimera que je me suis suffisamment agitée sur la terre et qu'il me faudra rendre mes comptes. Grâce à Lui, je suis solide et pense pouvoir assumer quelque temps encore la direction de cette maison. Cela vous laissera donc des loisirs si le besoin s'en faisait sentir. Le principal est que vous vous entendiez bien avec Madec Tevenin qui, lui, n'a d'autre ambition que de rester à sa place. Ce que je vous offre, c'est un avenir plus intéressant pour vous comme pour votre épouse...

- Oh, maintenant que Madame Laura l'a promue gouvernante de sa fille, Bina se trouve très heureuse...

- Elle le serait peut-être encore plus d'avoir des enfants à elle ? Cela se fait quand on est mariés.

Mme de Sainte-Alferine n'aurait jamais cru qu'il lui serait donné de voir rougir Joël Jaouen. Ce fut pourtant ce qui arriva : il s'empourpra comme pivoine au printemps.

- C'est un sujet que nous n'avons pas encore évoqué, marmotta-t-il.

- Vraiment ? fit Lalie impitoyable. Je me demande bien à quoi vous pouviez employer les longues soirées d'hiver dans les montagnes suisses ? Quoi qu'il en soit, cette idée vous effleurera peut-être un jour... ou une nuit et, encore une fois, je vous parle d'avenir, ajouta-t-elle avec plus de gravité.

Laura s'en étant mêlée, Jaouen accepta, heureux malgré tout de cette promotion sociale qui diminuait la distance entre eux, sans pour autant concevoir d'espoirs hors de saison : d'une façon comme d'une autre, il demeurerait à son service et dans son entourage immédiat. Dès l'instant où aucun autre homme ne s'approchait d'elle, l'amour passionné, jaloux, qu'il lui vouait s'en satisfaisait... Il fit donc son entrée dans les bureaux et découvrit vite que sa tâche allait le passionner.

En dépit de la guerre avec les Anglais - et même à cause de cette guerre essentiellement navale -, les corsaires de Saint-Malo faisaient merveille - et fortune ! - en menant la vie dure aux navires britanniques. La Révolution ayant mis à mal la " Royale ", la marine de guerre, c'étaient eux qui faisaient respecter le pavillon français et, dans les rues de la ville close comme sur le port et aux chantiers de Saint-Servan, commençait à se tisser la légende de Robert Surcouf dont les exploits dans l'océan Indien mettaient l'orgueil dans tous les cours. Pour sa part, la maison Laudren enregistrait d'assez jolis bénéfices. Aussi, au soir de Noël tandis qu'à Paris Bonaparte devenait Premier Consul - et pratiquement consul unique, les deux autres étant réduits à l'état de simples conseillers - Lalie offrit-elle à Laura un cadeau qui lui mit les larmes aux yeux :

- Je sais depuis longtemps, dit-elle, à quel point vous regrettez votre château de Komer. Aussi suis-je heureuse de vous annoncer que nos finances permettent largement la reconstruction du logis incendié en 1792 par les sectionnaires.

- Rebâtir Komer ! murmura Laura saisie d'une émotion intense. Voilà longtemps que j'en rêve mais je n'aurais jamais osé espérer y parvenir. La petite fortune que je garde encore pour Elisabeth ne le permettait pas et, ici, vous deviez faire face à tant de difficultés !

- Je ne vous dis pas qu'il n'y en aura plus, mais désormais, ressusciter votre manoir en Brocéliande ne nous ruinera pas.

Incapable de parler davantage, Laura vint l'embrasser et, pour la première fois depuis tant d'années, on fêta joyeusement la Nativité dans la vieille maison de la rue Porcon-de-la-Barbinais décorée de bouquets, de houx et d'une grosse boule de gui pendue au lustre de la grande salle. Pour la première fois, Jaouen et Bina prirent à la table familiale la place normale du futur armateur et de sa femme. Et aucun de ceux qui vinrent festoyer le jour de Noël - le docteur Pèlerin, le capitaine Crenn toujours farouchement célibataire et désormais basé à Saint-Malo, Rosé Surcouf et les siens - ne s'en trouvèrent choqués ou simplement surpris. Les temps avaient changé, et les survivants de la terrible Révolution en remerciaient Dieu et se rapprochaient davantage. Et puis il y avait Elisabeth dont le rire joyeux gagnait tous les cours...

Seule ombre au tableau de ces derniers jours de l'an 1799, le froid sibérien qui avait envahi la France, causant de nombreuses morts. Même en Bretagne où, cependant, la proximité de la mer apportait un peu plus de douceur, se rattrapant par de violentes tempêtes. Fidèle à elle-même, la cité corsaire se refermait sur ses misères qu'elle s'efforçait de secourir au mieux puisque dans les mers du sud ses navires reconstruisaient sa prospérité d'antan...

A Paris où la Seine gelait, la fin de l'année fut marquée par une anecdote significative du changement qu'allait subir la société. Ce soir-là, le Premier Consul recevait au Luxembourg. A la surprise générale et alors que la neige recouvrait la capitale, il régnait au vieux palais une chaleur tropicale. Au risque de faire flamber le chef-d'ouvre de Salomon de Brosse, Bonaparte avait donné l'ordre d'entasser le bois dans les cheminées et de pousser le feu au maximum. Et comme Talleyrand qui avait trop chaud lui en faisait la remarque, la voix cinglante que l'Europe apprenait à connaître clama, tandis qu'une main accusatrice désignait les toilettes trop légères des femmes :

- Ne voyez-vous pas que ces dames sont nues !

Le lendemain, chemises et dessous reparurent et Paris sut que le nouveau maître entendait imposer sa volonté à la mode autant qu'à tout ce qui pouvait nuire à la morale comme à la gloire de la France. On entrait vraiment dans une ère nouvelle, porteuse d'espérance. Le siècle des Lumières s'était effondré dans un bain de sang. Il fallait sinon oublier, ce qui était impossible, du moins faire revivre un pays dévasté par trop d'appétits, trop de haines, trop de rancours. Bonaparte réussirait-il cet exploit ? On pouvait l'espérer. Ne venait-il pas d'accorder aux émigrés la permission de rentrer en France ?

Sans qu'elle en eût nettement conscience, Laura elle aussi se tournait vers cet avenir que, pour sa petite Elisabeth, elle voulait serein, joyeux, exempt de soucis et, pour elle-même, empreint de cet apaisement des navires malmenés par la tempête lorsqu'ils retrouvent le port. Elle allait reconstruire sa maison, apprendre à sa " fille " à aimer Komer et ses légendes, Komer des plus beaux rêves de son enfance, Komer au cour de la grande forêt des enchantements où elle réussirait peut-être un jour à faire venir sa princesse errante.

Dès le lendemain de Noël, Laura aurait voulu courir là-bas pour voir l'état des lieux et prendre les premières dispositions, mais Jaouen lui indiqua que la première chose à faire était sans doute de s'assurer le concours d'un de ces maîtres d'ouvre comme on en trouvait jadis et qui, à partir d'un tas de ruines et de quelques vieux plans, savaient faire renaître un bâtiment détruit. Or d'après Mathurine il en existait un à Dinan auquel, à plusieurs reprises, Marie-Pierre de Laudren s'était adressée pour différents travaux.

- Reste à savoir s'il est toujours vivant ! termina la vieille Malouine. Si c'est le cas, il fera votre affaire. L'a un fichu caractère et avec Madame Marie-Pierre ça n'allait pas tout droit quelquefois, mais ils finissaient par s'entendre et elle reconnaissait même que c'était lui qui avait raison le plus souvent. Il s'appelait Le Bihan et il habitait en haut de la rue du Jerzual.

- La meilleure façon de le savoir, c'est d'y aller voir, conclut Laura. J'irai à Dinan dès que le temps le permettra...

Il était toujours détestable. Le vent, la pluie, la neige se relayaient -quand ils ne s'y mettaient pas ensemble ! - pour entraver l'activité du port, rendre le moindre trajet difficile et les chemins impossibles parce que transformés en bourbiers infâmes. Laura trépignait presque autant qu'Elisabeth quand on lui refusait quelque chose... Enfin, avec la nouvelle lune qui vint vers la fin de janvier, tout se calma d'un seul coup comme si les éléments las de s'être tant démenés avaient pris le parti d'aller se coucher.