- Vous voyez bien ? Moi, en tout cas, il faudra que j'en aie le cour net. Le Guildo n'est pas assez éloigné pour que nous puissions vivre en paix en le sachant à notre porte. Nous avons été absents longtemps mais Dieu sait ce qu'il pourrait faire maintenant que Mme Laura est revenue.
Jaouen éprouvait une peine extrême à rester là quand tout le poussait à l'ultime affrontement avec celui qu'il haïssait plus encore que Jean de Batz...
- Il n'a pas tort, reprit La Fougeraye, et je souhaite l'aider à en finir avec Pontallec. J'ai seulement besoin de quelques jours pour retrouver des pieds agiles. En outre il nous faut être en nombre afin de fouiller aussi bien le couvent que les ruines du château de Gilles de Bretagne qui communiquent certainement. Cela représente un très vaste espace à explorer pour débusquer la bête...
- Le capitaine Crenn ne demandera pas mieux que de vous aider, intervint Laura. Il est à Rennes en ce moment mais ne saurait tarder à rentrer.
- Un Bleu ? grogna La Fougeraye l'oil oblique.
- Un ami et un homme d'honneur ! corrigea fermement Laura.
- Soit ! soupira Jaouen. On l'attendra ! Comme vous le dites, nous n'en sommes plus à quelques jours près...
C'étaient les paroles de la sagesse. Néanmoins, Laura les acceptait par devoir plus que par conviction. Depuis un moment, elle avait l'impression qu'une ombre maléfique s'introduisait sournoisement dans sa maison et, n'eût-elle écouté que son impulsion profonde, elle eût suivi Jaouen avec ardeur sans attendre qui que ce soit parce qu'il allait falloir vivre en compagnie d'un doute insupportable...
Avant de se coucher - mais parviendrait-elle à dormir ? - elle entra dans la chambre d'Elisabeth comme elle le faisait chaque soir. Après ce qu'elle venait d'entendre, un élan plus affectueux encore que d'habitude la poussait vers celle qui était désormais " son " enfant pour y trouver un peu de réconfort. Et tout de suite elle se sentit mieux tant le spectacle était délicieux. Roulée en boule comme un chaton, la fillette dormait dans l'épar-pillement de ses boucles blondes et dans la longue chemise de nuit qui lui donnaient l'air d'un angelot. D'une main elle tenait sa poupée contre sa joue mais le pouce de l'autre s'était échappé de la petite bouche entrouverte. Au risque de la réveiller, Laura ne résista pas à l'envie de poser un baiser léger sur sa frimousse rosé qui se mit à sourire. Puis d'un geste doux elle ramena le drap et la couverture que les petons impatients avaient rejetés. Son cour débordait d'amour pour ce mignon lutin qui lui rendait sa petite Céline. C'était un vrai cadeau du Ciel et à chaque aurore qui se levait Laura l'en remerciait de tout son cour. Sa vie avait un sens à présent... Aussi le moindre orage à l'horizon de son ciel si bleu devenait-il son ennemi personnel. Or quelque chose lui disait que si Pontallec était encore en vie, il pouvait représenter un problème un jour ou l'autre. Seulement, la différence avec autrefois, c'était elle qui l'incarnait. Elle n'était plus cette Anne-Laure timide réduite à l'état d'esclave soumise aux caprices du maître, heureuse d'une caresse, désespérée par une simple raillerie.. Si Pontallec tentait de l'approcher, elle saurait se battre....
En attendant une autre sorte de tempête s'approchait de la maison.
Comme il en était convenu, Jaouen, dès le matin, emmenait un La Fougeraye emballé comme un oignon en hiver par les soins de Lalie, à destination de son domaine où ses gens, prévenus depuis longtemps de son séjour forcé chez les demoiselles de Villeneux, n'avaient cessé de tenir toutes choses en l'état... Les deux hommes n'étaient pas partis depuis une heure que les échos de la maison répercutaient une sorte de tocsin frénétique sonné par la cloche du portail, suivi des éclats d'une voix aigre et surexcitée : la tendre Léonie à la recherche de celui qu'elle considérait sans doute comme son bien. Après avoir parlementé - si l'on peut dire ! -avec le vieil Elias rendu muet d'émotion, la demoiselle embouqua la porte de la grande salle puis celle du petit salon-bibliothèque où Lalie et Laura se tenaient volontiers, ne trouva personne, rebroussa chemin, envoya Elias sur l'un des sièges du vestibule d'une bourrade fort virile pour une ancienne élève des Dames ursulines et acheva son parcours tumultueux dans la cuisine où Laura beurrait une tartine pour Elisabeth tandis que Mathurine épluchait des légumes.
- Où est-il ? Où l'avez-vous mis ? rugit-elle sans s'encombrer de politesses superflues.
- Bonzour ! gazouilla la petite, enchantée de cette entrée fracassante en agitant sans se soucier des éclaboussures la cuillère plongée au préalable dans son bol de lait.
- On dit " Bonjour madame ", rectifia machinalement Laura en tendant à l'enfant la tranche de pain beurrée... ou plutôt mademoiselle. Puis-je savoir ce que vous venez réclamer ici ? ajouta-t-elle.
Mais le torrent revendicateur était pour le moment détourné :
- Qu'est-ce que c'est ? fit Léonie en dirigeant un doigt accusateur vers Elisabeth derrière laquelle Laura se porta aussitôt.
- C'est, fit-elle avec hauteur, ma fille Elisabeth...
- Avec qui l'avez-vous eue ?
- Je ne crois pas que cela vous regarde mais comme vous ne me semblez pas dans votre bon sens, je consens à vous dire que je l'ai adoptée. Maintenant, si vous le voulez bien nous poursuivrons ailleurs un entretien, bref je l'espère, et qui ne saurait convenir à d'aussi petites oreilles ! Suivez-moi !
Impressionnée par l'autorité du ton, Léonie de Villeneux la suivit sans protester jusqu'à la grande salle où Laura lui indiqua un siège près du feu.
- A présent, dit-elle avec un grand calme apparent, veuillez m'apprendre ce qui motive cette intrusion et ce que vous réclamez de moi ?
- Comme si vous ne le saviez pas ? ricana l'autre. Je parle de Bran de la Fougeraye.
- La Fougeraye ? Mais je le croyais chez vous ?
- Il n'y est plus et comme il n'est pas davantage chez lui, il faut donc qu'il soit ici. Et moi je viens chercher mon fiancé...
Le sourire de Laura fut un chef-d'ouvre de surprise hypocrite :
- Fiancé ? Mais quelle bonne nouvelle ! Elle rend plus surprenante encore votre recherche dans cette maison. Je ne vois pas ce que votre " promis " viendrait y faire, Je vous rappelle que je me suis absentée longtemps. Mais au fait, sa santé est-elle meilleure ? Aurait-il recouvré la mémoire ? Je serais la première à m'en réjouir car c'est un esprit de qualité et je vous fais bien mon compliment !
- Je n'ai que faire de vos compliments ! Je sais qu'il est ici ! Je le sens...
Laura ne reconnaissait plus la pusillanime et rougissante demoiselle de Plancoët. Elle avait devant elle une femme résolue, habitée par une flamme à la limite du délire sans doute mais qui la rendait presque belle. La sagesse commandait peut-être de ne pas la pousser à bout ?...
- Eh bien, soupira-t-elle en haussant les épaules, cherchez vous-même si c'est le seul moyen de vous convaincre !
- C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, avec ou sans votre permission...
Et pour mieux appuyer sa détermination, elle sortit un pistolet des plis de sa robe et le braqua sur Laura :
- Marchez devant ! Je vous suis !
Sous la menace de l'arme, Laura guida son étrange visiteuse à travers les divers étages de la maison sous l'oil effaré des quelques serviteurs que, très calme, elle apaisait d'un mot ou d'un geste. On alla ainsi jusqu'au grenier où le moindre coin d'ombre fut inspecté, puis l'on redescendit.
- Vous avez vraiment besoin de cet outil ? fit Laura agacée par le côté mélodramatique de la situation. Je n'ai pas l'intention de vous cacher quoi que ce soit...
- C'est moins pour vous que pour lui afin de l'obliger à sortir d'ici et à me suivre...