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- Pensez-vous vraiment que ce soit la meilleure façon d'aimer ? Personnellement j'en doute...

- Ça me regarde ! Nous allons aux caves à présent ! Prenez une lanterne !

Sans plus discuter, Laura s'exécuta en se rendant à la cuisine où Mathurine et Bina qui s'occupait d'Elisabeth eurent le même mouvement de recul mais, alors que l'effroi se lisait sur le visage de la gouvernante, ce fut la colère qui marqua celui de la cuisinière. Elle tendit le bras, saisit une poêle avec l'intention visible de s'en servir :

- Restez tranquille, Mathurine ! Mademoiselle veut seulement s'assurer que M. de la Fougeraye n'est pas ici...

- Qu'est-ce qu'il y ferait ? gronda celle-ci. Je le croyais chez cette dame ?

- Nous aussi, Mathurine, nous aussi mais on dirait qu'il n'y est plus. Donnez-moi une lanterne, nous allons aux caves !

Sans lâcher sa poêle, Mathurine se plia en deux, secouée par un fou rire qui fit à Laura l'effet d'une lotion rafraîchissante, mais s'arrêta net :

- J'y vais aussi, moi !

Calant son ustensile sous son bras, elle alluma une lanterne qu'elle tendit à Laura puis reprit sa poêle d'une main solide :

- Tant qu'à être ridicule, marmotta-t-elle, soyons-le jusqu'au bout !

Mais Léonie était insensible à ce genre d'argument et le petit cortège descendit aux caves où, bien entendu, l'on ne trouva rien en dehors de quelques bouteilles pleines, d'un grand nombre de bouteilles vides et d'une collection de toiles d'araignées.

- Lorsque nous avons des invités, remarqua Laura, il est très inhabituel de les loger ici...

Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la compassion pour cette femme. Elle devait être affreusement malheureuse et l'on pouvait même se demander si la douleur ne lui dérangeait pas l'esprit. Tout à coup ses nerfs lâchèrent, elle éclata en sanglots, remonta l'escalier en hâte après avoir jeté avec fureur l'arme inutile derrière elle. Laura la ramassa et s'élança à sa suite, mais quand elle atteignit le vestibule, la porte était grande ouverte sur la rue et un violent courant d'air faisait frémir les tapisseries des murs. Posant le pistolet sur un coffre, elle se précipita dehors. C'était l'heure de pleine activité et, plusieurs personnes la saluant, elle dut répondre, persuadée que sa singulière visiteuse aurait disparu. Pourtant, elle l'aperçut encore : arrêtée près du chevet de la cathédrale voisine, elle causait avec une femme dont Laura ne vit que la coiffe et le capuchon noir. Elle voulut aller vers elles mais Mlle de Villeneux la vit et, avec un air furieux, entraîna sa compagne. Elles se perdirent dans la rue étroite, protégées par une charrette de bois qui s'efforçait de faire demi-tour. Laura rentra chez elle pensive...

Jaouen reparut le lendemain, satisfait de l'accueil réservé à La Fougeraye par les gens de sa maison. En dépit de son caractère abrupt, on l'aimait et chacun chez lui plaignait son malheur. Quand il vint, peu après, faire sa visite de remerciement à ses amies, il était en tous points semblable à ce qu'il était autrefois. Laura nota même, avec amusement, qu'il semblait nourrir pour Lalie une vive admiration témoignant peut-être d'un penchant...

Quelques jours après la Chandeleur, Laura reprit son projet pour Komer et se rendit à Dinan où elle n'eut aucune peine à trouver le maître d'ouvre Le Bihan. C'était un homme déjà âgé mais toujours fort actif et elle se mit d'accord avec lui dès l'instant où elle accepta de montrer quelque patience. Il travaillait en ce moment à l'hôtel du maire de la ville et ne manquait pas de commandes mais, éprouvant un faible pour les bâtiments médiévaux, il se déclara enchanté de restaurer le petit château en Brocéliande et promit de s'y rendre dès le début du mois d'avril.

- Nous irons ensemble, conclut Laura ravie. Vous n'aurez qu'à me faire tenir un message quand vous serez prêt...

En rentrant à Saint-Malo, elle était vraiment heureuse. La perspective de revivre auprès de l'étang de la fée Viviane, d'y emmener Lalie et surtout Elisabeth l'emplissait d'une joie quasi enfantine. La petite allait apprendre toutes les belles histoires de la forêt magique dont les vieux Le Calvez, ses gardiens, conservaient si pieusement les souvenirs. Ils savaient les mélanger aux plus anciennes traditions chrétiennes avec un art confondant, inoubliable.. Durant le retour, Laura voguait sur un joli nuage rosé...

La reprise de contact avec le granit de la ville corsaire en fut d'autant plus rude. Une atmosphère de drame régnait dans la maison Laudren. Effondrée sur une marche de l'escalier, Bina pleurait toutes les larmes de son corps, la tête enfouie dans ses bras et dans sa robe, sourde aux questions angoissées de sa mère. Auprès d'elle, Lalie très droite mais les yeux vides offrait l'image d'une statue de la douleur. L'entrée de Laura la ranima et elle vint à elle très vite pour l'étreindre afin d'adoucir de son mieux le choc de la nouvelle : Elisabeth avait disparu.

C'était jour de marché et, comme il faisait beau, Mathurine et Bina avaient emmené la petite fille qui adorait ce genre d'expédition parce qu'elle y rencontrait toujours un vif succès : c'était à qui lui offrirait une pomme, un petit morceau de pâté, une friandise ou même une fleur quand il y en avait. Elle était si mignonne, son sourire en fossettes tellement irrésistible que, en dépit de son origine incertaine paysans et petits commerçants en raffolaient.

On était à la poissonnerie où Mathurine marchandait un superbe turbot tandis que chez un mareyeur, Elisabeth, près de Bina, apprenait à déguster une huître que le marchand venait d'ouvrir pour elle quand une bagarre éclata un peu plus loin, à laquelle tout le monde s'intéressa aussitôt : plusieurs hommes en étaient venus aux mains pour une raison obscure. Cela ne dura pas longtemps mais quand l'attention de Bina et du marchand revint au panier d'huîtres, Elisabeth n'était plus là. On la chercha, bien sûr, on l'appela. Affolées, Mathurine et sa fille fouillèrent tout le marché. Sans succès : personne n'avait rien vu...

- Bon Dieu ! jura Jaouen. Vous étiez deux et vous n'avez pas été capables de surveiller une petite haute comme trois pommes ? Je vais chercher, moi, et je vous jure bien, que s'il y a quelque chose à savoir je le saurai. Faites prévenir le capitaine Crenn, madame Laura ! Il faut fouiller la ville des ruisseaux aux chemins de ronde !

- Je vais avec vous !

Il hésita mais devant sa figure convulsée de chagrin, il comprit que s'il lui fallait rester à tourner en rond, elle souffrirait encore davantage. Alors sans un mot il la prit par le bras.

- Je vais prévenir Crenn ! lança Lalie.

Pendant des heures, vite rejoints par les gendarmes, on chercha, on interrogea sans parvenir à relever la moindre trace de la petite silhouette emmitouflée de velours bleu garni de fourrure blanche, si familière cependant... Personne n'avait rien vu, rien entendu.

Quand le soir tomba, on en était au même point et Laura touchait le fond du désespoir parce que cette totale disparition lui disait que la fillette avait été enlevée et qu'il ne s'agissait pas d'une de ces fugues dont beaucoup d'enfants d'un naturel aventurier se rendent coupables. Cela se terminait en général au bout de quelques heures par des larmes de joie et une solide fessée, mais là... En dépit de sa nature optimiste, Crenn lui-même qui connaissait chaque recoin de la ville et les avait fouillés avec ses hommes, visitant l'arme au poing les repaires inquiétants que l'on trouve dans tous les ports, ne cachait pas son anxiété... ni Jaouen ses soupçons :

- Cette vieille folle qui réclamait M. de la Fougeraye à cor et à cri pourrait bien être là-dessous. Ça doit être facile de cacher sous une grande mante une si petite fille et de l'emmener !

- Pas Elisabeth ! protesta Bina entre deux sanglots. Elle ne suivrait pas quelqu'un qu'elle ne connaît pas et si elle avait crié nous l'aurions entendue...

- Au milieu du vacarme de la poissonnerie et quand il y a une bagarre ? Pas sûr ! fit Crenn som-brement. Jaouen a raison : nous ne devons pas négliger la moindre piste et si demain matin Elisabeth n'est pas retrouvée, j'irai à Plancoët prendre langue avec ceux de là-bas et nous rendrons visite à ces demoiselles de Villeneux.