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Pour sa part Alain Crenn, profitant d'une embellie qui ne durerait peut-être pas, traîna Laura et Lalie à la mairie, obtint sans peine pour la première, eu égard à tout ce qu'elle avait souffert du chef de Pontallec, le droit de relever le nom de Laudren, et pour la seconde droit de cité à Port-Malo assorti de l'autorisation d'y exercer une activité commerciale, mais déjà Lalie s'était plongée dans le travail. Elle découvrit que les entrepôts étaient aussi vides que la caisse, que le dernier navire revenu de Terre-Neuve attendait toujours dans le port qu'on voulût bien le mettre en cale de radoub, que la construction d'un autre était interrompue depuis un moment à Port-Solidor, qu'un troisième manquait à l'appel et qu'en tout état de cause, si le Griffon ne reparaissait pas bientôt les cales pleines, il n'y aurait plus qu'à mettre la clef sous la porte.

- Il y a bien quelques créances à faire rentrer, confia-t-elle à Laura, mais cela ne suffira pas et de loin pour achever la Constance et faire remettre en état la Demoiselle avec quelques transformations onéreuses puisqu'il lui faudrait des canons...

- Des canons ? Pour pêcher la morue ?

- Non pour la " course ". C'est la seule destination rentable depuis que la guerre est déclarée entre la France et l'Angleterre. Vous pensez bien que je me suis renseignée. La morue, pour l'instant, il n'y faut plus songer et personne n'embarquera pour Terre-Neuve au printemps.

- Et pourquoi donc ?

- Deux raisons : les navires anglais qui font bonne garde en Atlantique nord et vos bons amis américains qui, à présent, vont sur les bancs en voisins et augmentent leur flotte de pêche. Seule la " course " est rentable de nos jours...

- Mais le Griffon a toujours été un corsaire que je sache ?

- Et aussi la Licorne qui aurait disparu du port il y a trois mois sans que personne n'ait connaissance de rien ? Un petit mystère que nous essayons d'élucider Tevenin et moi. En attendant, il faut armer la Demoiselle et achever la Constance. Pour cela il faut de l'argent. En avez-vous ?

Laura regarda son amie avec admiration. En quelques jours l'ancienne " tricoteuse " s'était glissée avec une aisance surprenante dans son nouveau rôle d'armateur. C'était comme si, en pénétrant dans la chambre de Marie-Pierre, elle avait revêtu son personnage avec la volonté de chercher ce qu'avaient pu être sa pensée, sa ligne de conduite pour s'y conformer d'aussi près que possible. En attendant, il fallait répondre à sa question...

- J'en ai encore, je crois, sur ce que ma mère m'a donné à son lit de mort et j'ai aussi des bijoux, mais la plus grande partie de mon bien est à Paris chez le banquier Lecoulteux que m'a indiqué Batz. Il faudrait peut-être que j'y retourne...

- Il y a deux banques ici. Un simple jeu d'écritures devrait suffire. Pourquoi vous imposer un voyage fatigant et aléatoire ? Nous avons constaté, il y a peu, que les routes ne sont pas vraiment sûres. Les chouans sont plus actifs que jamais dit-on. Et il y a aussi des brigands...

- Il me semble tout de même que pour une opération de cette importance, il vaut mieux faire acte de présence ?

Lalie ne répondit pas. Elle vint s'asseoir sur le canapé où se tenait Laura et prit sa main qu'elle enferma dans les siennes.

- Si vous me disiez que vous avez grande envie de revoir Paris ? Ou bien est-ce quelqu'un d'autre ? demanda-t-elle.

Laura rougit mais ne déroba pas son regard. Elle savait bien qu'avec la comtesse, les faux-fuyants ne servaient à rien :

- Il me manque, Lalie. Je voudrais tant savoir ce qu'il fait, ce qu'il pense... Et comme Pontallec est mort, il me semblait que je pouvais penser un peu à moi, puisque vous avez bien voulu vous charger de l'avenir de cette maison ?...

- Il est naturel que vous raisonniez ainsi et, sur ce point je ne combattrai pas... encore qu'un cadavre à mettre en terre serait bien plus rassurant, mais parlons seulement de Batz et souvenez-vous de ce qu'il vous a dit le jour de notre sortie de la Conciergerie : il allait s'occuper de la maison de Charonne avant de repartir. Vers quelle destination ? La Suisse ? Aurait-il relevé la trace du petit roi qu'on lui a enlevé en Angleterre ? Alors cette trace, si minime soit-elle, vous savez aussi bien que moi qu'il la suivra jusqu'au bout de la terre s'il le faut. En tout cas, je suis certaine qu'il n'est pas à Paris.

- Vous avez raison sans aucun doute, mais il n'est pas le seul à m'attirer vers la Seine. Il y a aussi...

- La jeune Madame Royale qui doit être toujours au Temple ? Vous aimeriez savoir ce qu'elle devient ?

- Oui. J'ai des amours étranges n'est-ce pas ? Un homme dont la vie est tellement vouée à la cause royale qu'elle garde bien peu de place pour une femme, et une petite princesse qui m'a à peine vue, qui sans doute m'a complètement oubliée... et que cependant j'aime comme si elle était ma fille Ridicule !

- Ne vous dépréciez pas ! Nul n'est maître des battements de son cour et la jeune Marie-Thérèse Charlotte ressemble beaucoup à sa mère. Souvenez-vous qu'il suffisait d'un sourire à la reine Marie-Antoinette pour s'attacher le dévouement de toute une vie ! Je peux donc vous comprendre. Mais si vous voulez des nouvelles, que n'écrivez-vous à votre arnie Julie Talma ? Selon ce qu'elle vous apprendra, vous déciderez.

Laura se pencha, effleura de ses lèvres la joue de sa vieille amie :

- Je devrais vous appeler Dame Sagesse ! Vous savez toujours ce qui convient le mieux. Je vais écrire tout de suite à Julie... et aussi à la banque Lecoulteux...

- Rien ne presse ! Avec le temps que nous avons, la poste n'est pas près de quitter Saint-Malo !

Depuis vingt-quatre heures, en effet, la côte nord de la Bretagne subissait une tempête qui secouait les navires dans le port, balayait le Sillon de coups de vent si violents qu'on ne pouvait le franchir même à marée basse et jetait ses vagues furieuses à l'assaut des remparts de granit qui enfermaient la ville corsaire, lavant les roches et les rivages comme si elle espérait les user... Cela dura trois jours et trois nuits puis tout s'apaisa. Il y eut même du soleil, mais sa lumière se fit tragique lorsqu'elle éclaira ce que la mer avait jeté au pied des murailles sur la grève de Bon-Secours : deux cadavres dont l'un était une femme et l'autre un homme. Après un long séjour en mer les vêtements étaient en lambeaux et les pauvres dépouilles bien abîmées pourtant la femme était encore reconnaissable : c'était Loeiza. Son compagnon, lui, n'avait plus de visage... On porta les corps dans une salle basse du château et l'on envoya chercher le père de la jeune femme. On envoya aussi chez la " citoyenne Laudren " : il fallait qu'elle vînt examiner le cadavre de l'homme car il se pouvait que ce fût celui de Pontallec. M. Jaouen s'interposa :