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- Gaïd, votre femme, n'est pas là ?

- Vous vous souvenez de son nom ?

- Elle est assez belle pour qu'on ne l'oublie pas facilement.

- Vous la verrez tout à l'heure !

Il s'enfonça dans les profondeurs de la salle pour bien montrer qu'il n'avait pas envie de poursuivre le dialogue. Instinctivement, Laura glissa une main dans sa poche pour toucher le rassurant pistolet. Il était toujours là mais ses doigts rencontrèrent autre chose qu'elle ne se souvenait pas d'y avoir mis : les grains de buis d'un chapelet qu'elle devait sans doute à la sollicitude de Mathurine. Elle le sortit, en baisa la petite croix d'argent, l'enroula autour de son poignet et, curieusement, se sentit un peu réconfortée. A voix basse, elle égrena quelques Ave Maria, un Pater Noster... S'adresser à la Vierge Mère était sans doute la seule chose qu'il lui restât à faire..

Le temps se traînait, interminable... Enfin Tangou reparut, armé d'une lanterne et d'un fusil.

- C'est l'heure ! fit-il.

Laura se leva, s'enveloppa de nouveau dans sa mante, enfila ses gants.

- Mettez le capuchon, dit l'aubergiste. Fait humide cette nuit !

Cette sollicitude inattendue venait certainement du désir de la rendre aussi invisible que possible puisque l'on ne pourrait voir ni son visage ni ses cheveux clairs... Elle obéit cependant mais sa main droite glissa de nouveau vers sa poche.

On sortit. La lune a son premier quartier permettait de se diriger sans trop de peine et Laura fut soulagée en constatant que la marée était basse. Au moins, elle n'avait pas à craindre un embarquement. Derrière son guide qui n'avait pas encore allumé sa lanterne, elle descendit le chemin menant au gué de Notre-Dame du Guildo mais, au lieu de traverser, on continua sur le même côté, découvrant bientôt le large estuaire du petit fleuve qu'était l'Arguenon, sur lequel un trait de blancheur reflétait les rayons lunaires. Ensuite, on abandonna le chemin qui faisait un coude vers l'intérieur des terres pour descendre une petite grève et un amoncellement de rochers. Et Laura comprit pourquoi l'on avait attendu que baisse le flot : à cet endroit il y avait les ruines d'un château fort dont deux tours étaient encore debout. A marée haute il devait être impossible de les atteindre. Cependant, le chemin que l'on venait de quitter devait passer sur les arrières du château. Elle demanda :

- Si c'est là que nous allons, est-il bien nécessaire de se mouiller les pieds ? L'entrée principale doit être de l'autre côté ?

- Elle est impraticable. Mais vous avez vraiment besoin d'savoir tout ça ?

- J'ai toujours été curieuse de nature, fit-elle, heureuse de constater que sa voix restait ferme, désinvolte.

Les rochers et les éboulis donnaient, dans cette obscurité, l'impression d'être infranchissables, pourtant Laura découvrit qu'un passage étroit permettait d'atteindre le pied des tours dont l'une était plus qu'à moitié écroulée. On contourna l'autre, cachée par des broussailles que Tangou écarta, un passage apparut dans lequel on s'engagea. Il débouchait dans ce qui avait dû être la cour d'honneur, à présent réduite au tiers par les bâtiments effondrés mais, adossé à la tour presque entière un morceau, de l'ancien logis seigneurial surgit de la nuit. Il n'avait plus ni pignons ni gables et un seul étage subsistait. Et encore, en mauvais état ! Une accolade de pierre marquait l'entrée avec, au-delà, un départ d'escalier à vis et une porte basse. Ce fut celle-ci que l'on franchit et Laura se trouva au seuil d'une salle aux fenêtres à demi obstruées dont le centre était occupé par un brasero en fer couronné de courtes flammes, un fauteuil à oreilles et une table sur laquelle il y avait une bouteille et des verres. Dans le fauteuil se trouvait un homme à demi couché, une jambe posée sur l'un des accoudoirs. Il fumait l'un de ces rouleaux de tabac que l'on appelait cigares et dont l'usage était peu répandu. Et Laura sut que la haine de La Fougeraye s'était montrée clairvoyante et qu'en dépit du masque de cuir noir cachant les trois quarts du visage, elle avait devant elle celui qui était encore, hélas, son époux devant Dieu.

Si des mèches blanches striaient ses cheveux noirs, la silhouette était toujours aussi élégante... aussi semblable à celle de Batz que la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.

Mais ce n'était pas le moment de se laisser aller à une émotion quelconque. Forte de la résolution une fois prise, elle glissait une main dans les plis de sa robe quand la voix nonchalante et froide demanda :

- Tu l'as fouillée ?

- Non, mais...

En homme conscient d'avoir manqué à ses devoirs, l'aubergiste se ruait sur Laura qu'il immobilisa instantanément. Elle n'eut pas le temps de tirer son arme. Il s'en était emparé et non sans brutalité palpait tout le corps de la jeune femme. Le second pistolet apparut presque aussitôt et Tangou vint les déposer sur la table.

- Eh bien, vous avez fait des progrès, ma chère. Vous retrouver armée comme un navire de guerre est une nouveauté.

- Josse, dit Laura, je suis venue chercher ma fille. Où est-elle ?

- Ainsi vous m'avez reconnu ? J'ai pourtant beaucoup changé.

- Je savais que j'aurais affaire à vous. La haine d'un autre vous avait déjà reconnu il y a quatre ans. A présent je veux ma fille !

- Doucement s'il vous plaît ! Rien ne presse et nous avons à parler.

- Moi je n'ai rien à vous dire.

- Oh que si ! Et d'abord, j'aimerais savoir qui est le père de cette charmante enfant. J'en ai le droit. Vous êtes toujours mon épouse et je veux savoir de quelle coucherie elle sort !

Le terme vulgaire fit frémir Laura mais elle savait Pontallec capable des pires grossièretés.

- Vous n'avez pas renoncé à fréquenter les portefaix, dirait-on ? fit-elle avec mépris. Mais vous pouvez rengainer votre répugnant vocabulaire. Elisabeth est ma fille adoptive. Sa mère... était une amie chère à présent disparue.

- Vraiment ? En ce cas, vous ne verrez aucun inconvénient à me confier son nom ?

- Ni en ce cas ni en aucun autre. Elle était noble dame, une vraie, et je souillerais son nom s'il touchait vos oreilles et se retrouvait sur vos lèvres.

- Comme vous voudrez ! fit-il avec un haussement d'épaules dédaigneux. Je ne vous cache pas que cela m'ennuie un peu car si elle n'est pas de votre sang vous souffrirez moins... du sort que je lui réserve.

La bouche de Laura se sécha d'un seul coup tandis que son cour accélérait son rythme.

- Le sort que vous lui réservez ? Mais si je suis venue, c'est pour acheter sa liberté...

Elle l'entendit rire et, venant de derrière le masque si noir, ce rire avait quelque chose de démoniaque :

- Sa liberté ? Il n'en a jamais été question. Ma lettre disait " si vous voulez revoir votre fille ". J'entendais la revoir une dernière fois. Eh bien, vous la reverrez...

- Vous n'allez tout de même pas...

- La tuer ? Ce serait dommage. Et je lui réserve un destin moins funeste. Elle est mignonne cette petite et ou je me trompe fort ou elle le sera encore plus dans quelques années. Alors je la mettrai dans mon lit car elle sera élevée chez moi !

- Vous n'oseriez pas ?

- Pourquoi donc ? Ce sera même amusant, car je lui trouve une légère ressemblance avec cette pauvre Marie-Antoinette qui a eu le tort de me préférer d'autres amants... J'aurai un peu l'impression de goûter une revanche.

Le nom fit frémir Laura. Ce démon soupçonnerait-il la vérité ? Oh, c'était impossible du fond de ce repaire du bout de la terre ! Pourtant il pouvait entretenir des relations, une correspondance avec les princes réfugiés à Londres : le comte d'Artois et son fils.