Ainsi, il était écrit que ce misérable aurait le dernier mot ! A demi étouffée par le bâillon, Laura était incapable d'articuler un seul mot, de pousser même un seul cri. Elle comprenait maintenant comment il se débarrassait des pauvres filles auxquelles il avait fait allusion. Il les liait ici et, quand le flot avait fait son ouvre de mort, il les déliait et les abandonnait au milieu des algues et des coquillages...
Elle entendit encore la voix railleuse qui disait : - lu peux te retirer, Tangou ! Je veux jouir seul d'un spectacle que j'ai trop longtemps souhaité...
Et la longue attente commença. Laura était déjà transie de froid. Simplement couverte de sa robe, elle sentait contre son dos l'humidité de la pierre couverte de varech mouillé. Elle sentait aussi le poids du regard cruel qui se délectait de sa mort prochaine mais ce dont elle souffrait le plus, c'était que son sacrifice ne sauverait pas sa fille, que l'enfant serait réduite par ce monstre au pire esclavage puisqu'il osait songer à l'épouser. Alors elle priait de toutes ses forces pour qu'au moins l'innocente fût épargnée. Elle essayait de raisonner, de se rassurer un peu : Lalie savait où elle était et quand on retrouverait son cadavre, l'assassin aurait du mal à échapper à la fureur des hommes. La Fougeraye avait deviné son identité. Lui et Jaouen étaient capables de lancer à ses trousses la région entière. Il ne pourrait alors échapper au châtiment... Seulement elle ne le verrait pas !
Le vent se levait, un noroît coupant qui accélérerait le flot. L'eau revenait déjà mouiller ses pieds mais elle avait l'impression d'être là depuis des heures. Ses yeux brouillés par le crachin ne distinguaient plus guère la forme sombre qui se tenait un peu plus loin, assise sur un rocher... Le flot atteignit ses chevilles, puis le haut de ses bottes que le cuir trempé ne protégeait plus, et l'espoir, l'infime espoir que Laura conservait malgré tout d'être sauvée - où pouvait bien être Lalie à cette heure ? Peut-être tombée elle aussi dans le piège et ce serait elle qui, la nuit prochaine, attendrait la mort rivée à ce rocher ? - le faible espoir agonisait. L'eau montait encore. Elle atteignait les genoux.
Laura tremblait de tout son corps. Dire qu'elle avait là, dans sa botte, le moyen de trancher ses cordes et qu'il lui était impossible de s'en saisir... Oh ! Dieu Tout-Puissant ! Que cela finisse vite au moins ! Que le vent souffle plus fort ! Que la tempête se lève et l'engloutisse d'un seul coup ! Elle emporterait peut-être le misérable qui quelques mètres plus loin se repaissait de son supplice... Elle avait froid ! Tellement froid ! La mer montait encore !... Les oreilles bourdonnantes, elle entendit cependant Pontallec crier, goguenard :
- Comment trouvez-vous le bain ? Un peu frais peut-être ? Mais rassurez-vous, il n'y en a plus pour longtemps ! Adieu ma chère miss Adams !
Cette ultime cruauté fut sa perte. Quelqu'un cria:
- Le voici ! Je le vois !
Et soudain la grève s'anima. Des hommes portant des lanternes, des torches, bondissaient dans les rochers. Sur le point de s'évanouir, Laura perçut la voix de Jaouen qui, éclairé par les flammes, secouait comme un sac de son l'aubergiste qu'il faisait marcher devant lui.
- Où est-elle ? Où est Laura ?
Terrifié par le crochet de fer planté dans sa poitrine, l'homme désigna le rivage mais déjà les yeux perçants du Breton distinguaient la condamnée. Lâchant Tangou qui s'écroulait sur les bottes d'un gendarme, il s'élança dans l'eau en criant :
- Crenn ! Viens avec moi ! Seul je ne suis pas sûr d'y arriver !
Le vent forcissait encore, gênant sa progression, mais il était porté par la violence de sa fureur, de sa peur qu'elle soit morte. Il crut un instant qu'elle l'était quand il l'atteignit car elle ne donnait plus signe de vie. Le flot arrivait à présent à sa taille. Tout en avançant, Jaouen avait tiré un couteau de sa gaine. S'efforçant de maintenir Laura contre le rocher pour qu'elle n'aille pas à la dérive, il trancha les liens, réussit au prix d'un effort puissant à jeter le corps inerte sur son épaule, mais il glissa, tomba dans l'eau :
- Laura ! hurla-t-il en s'immergeant pour la rattraper.
- Tiens bon ! J'arrive !...
C'était le capitaine. A eux deux, ils n'eurent pas trop de peine à ramener le corps trempé à la terre ferme. Ils y retrouvèrent Bran de la Fougeraye qui, les yeux luisants de haine, tenait sous la menace de son pistolet Pontallec que deux gendarmes ligotaient. Le gentilhomme jeta un regard à la jeune femme qu'ils déposaient sur une pierre plate :
- Elle vit encore ?
- L'eau n'arrivait qu'à sa taille quand je l'ai libérée, dit Jaouen. Le cour bat mais elle est transie. Le froid peut la tuer.
- Vous feriez mieux de la porter à l'auberge ! Il faut la réchauffer...
- Crenn va s'en charger. Moi, j'ai à faire ici...
- Moi aussi ! Ce misérable a déshonoré et tué ma fille. Sa vie m'appartient !
- J'ai la priorité, gronda Jaouen. Vous, vous avez déjà manqué votre coup puisque votre bombe s'est contentée de le défigurer.
- Un instant ! intervint Crenn. Nous autres gendarmes ne tuons pas discrètement au coin d'une grève. Cet homme a des comptes à rendre au pays tout entier. Je veux le ramener à Saint-Malo.
Dédaigneux, le prisonnier regardait les trois hommes en ricanant.
- Il faudrait vous mettre d'accord, messieurs ! Vous pourriez peut-être me jouer à pile ou face ? Mais, avant, j'aimerais savoir si cette charogne est enfin crevée... ajouta-t-il en désignant du menton la jeune femme inerte...
- Charogne ! C'est toi démon qui vas en être une... et tout juste bonne pour les crabes !
Soulevé par une fureur qui décuplait ses forces, Jaouen bouscula les gendarmes qui gardaient Pontallec et frappa à la vitesse de l'éclair : son terrible crochet de fer s'enfonça dans la gorge du marquis dont le hurlement alla s'entendre au loin. Un hurlement qui se prolongea et dut terrifier les chaumières environnantes. Jaouen, lui, n'entendait rien, tout entier à la joie sauvage de venger enfin Laura et tellement d'autres victimes. Le marquis était tombé et criait autant de douleur que d'impuissance, ses bras, liés au corps, empêchant toute défense. Impitoyable, Jaouen le traîna par sa gorge trouée jusqu'à l'eau dans laquelle il entra avec lui sans se soucier des vagues devenues brutales. Un instant, ceux qui regardaient, pétrifiés par la violence de l'attaque, crurent que le Breton allait être englouti avec son compagnon d'enfance et Crenn allait se porter au secours de son ami quand celuici reparut, à demi asphyxié, mais au bout de sa manche gauche il n'y avait plus rien...
- Je n'ai pas réussi à le décrocher, expliqua-t-il sobrement.
En remontant vers les autres, il vit que Laura avait repris connaissance, qu'elle le regardait avec au fond de ses yeux sombres quelque chose qui ressemblait à une prière angoissée. Il s'agenouilla près d'elle :
- Cette fois il ne reviendra plus jamais vous faire du mal ! dit-il avec un sourire d'enfant heureux. Il est mort, Laura ! Après tant d'années, tant de drames, il est enfin mort ce fils de Satan !
Elle ferma les yeux, mais ce fut pour les rouvrir sur une nouvelle angoisse :
- Ma petite ! Il faut la chercher, il faut... A son tour, le capitaine s'approcha :
- Soyez tranquille ! Elle est à l'auberge avec madame Eulalie ! C'est elle qui s'est chargée de sa délivrance... Et c'est à elle aussi que vous devez la vie. Sans elle, nous n'aurions jamais su ce qui se passait ici..
- J'ai toujours dit que c'était une sacrée bonne femme ! approuva La Fougeraye avec une espèce de ferveur qui fit sourire tout le monde.