Lorsque les deux femmes s'étaient séparées à Trégon, Lalie au lieu de suivre exactement le chemin de Laura dont elle savait bien qu'il menait à l'auberge du Guildo s'était légèrement déportée sur la gauche jusqu'à une malouinière un peu croulante où vivait un ancien marin, à présent à la retraite, qu'elle avait tiré, deux ans plus tôt, des mains des gendarmes à la suite d'une bagarre entre gens de mer survenue dans une taverne située près des chantiers navals de Saint-Servan. Elle ne l'avait revu qu'une fois depuis, mais elle savait que c'était un brave homme et qu'elle pourrait compter sur lui à l'occasion. Or, l'occasion était là.
Elle s'était donc rendue chez Tanguy Le Garrec en espérant qu'il ne serait pas entre deux vins ou, pis encore, en train de cuver dans sa cuisine ou au fond de son lit.
Par chance il n'avait encore bu qu'un verre ou deux et il accepta avec enthousiasme de rendre à Lalie le service qu'elle lui demandait : aller sur-le-champ à Plancoët, y trouver le capitaine Crenn ou un certain Joël Jaouen ou les deux, soit à la gendarmerie soit chez les demoiselles de Villeneux, et leur remettre la lettre qu'elle avait apportée au fond de son panier. Sachant cependant que la chair est faible et que les cabarets fleurissent dans tout village qui se respecte, elle ne lui avait pas donné d'argent mais promis un tonneau de rhum et un de vin de Bordeaux - une rareté qu'il ne pourrait jamais s'offrir ! - s'il faisait diligence et permettait ainsi de sauver deux vies humaines.
Le Garrec était parti sur les ailes du vent et Lalie avait repris son panier et son chemin vers le Guildo où elle était arrivée environ une heure après Laura : à travers les carreaux de l'auberge, elle put voir son amie assise à la table en compagnie de Tangou. Rassurée sur ce point, elle s'était cachée de l'autre côté du chemin derrière les murs délabrés d'un lavoir au bord de l'Arguenon. Posant son cabas à côté d'elle sur une pierre près de l'eau, elle s'était installée de manière à ne pas perdre de vue l'auberge et ce qui s'y passerait. Le lieu était inconfortable. Le vent, en dépit des pans de mur et des broussailles, vous soufflait des rafales glacées qui obligeaient la vieille dame, sujette aux rhumatismes, à remuer de temps en temps pour ne pas s'ankyloser. L'attente lui parut durer des heures et, prise d'une soudaine inquiétude, elle allait retraverser la route pour retourner à la fenêtre quand la porte s'ouvrit et Laura sortit avec Tangou. Hélas, en se levant précipitamment Lalie fit un faux mouvement... et étouffa un juron : son panier venait de disparaître dans la rivière. Avec les pommes bien sûr mais surtout le pistolet, ce qui la laissait désarmée...
Ne pouvant se permettre de perdre du temps à chercher, elle suivit quand même les deux ombres en route vers la mer, crut les avoir perdues quand on arriva sur les rochers, eut un soupir de soulagement en voyant que l'homme allumait une lanterne, mais découvrit vite que ce point lumineux dansant à une trentaine de mètres devant elle ne lui permettait pas de trouver son chemin au milieu de ces amas de pierres plus ou moins glissantes. Priant éperdument le Ciel de la préserver d'une chute fatale à ses jambes, elle fit de son mieux pour rejoindre le falot, qui disparut au bout d'un moment. Le croissant de lune à cet instant s'était caché sous l'assaut des nuages et Lalie plongée dans l'obscurité au milieu d'un océan de granit n'osait plus guère bouger. La lune reparut mais ce qu'elle éclaira l'épouvanta : il y avait à présent deux hommes, l'un dont la figure lui parut noire et luisante, l'autre, l'aubergiste, qui traînait par une corde Laura étroitement ligotée...
Eperdue, affolée, la pauvre femme chercha vainement que faire. Crier ne servirait qu'à la faire repérer, après quoi on la tuerait sans hésiter. Ses yeux écarquillés suivirent Laura. Elle vit qu'on l'attachait à une roche pointue et comprit qu'elle devait y attendre que la mer la recouvre. Il fallait à tout prix chercher du secours, aller au village, ameuter les quelques pêcheurs, sonner le tocsin... Il fallait surtout gagner la mer de vitesse. Alors Lalie voulut se hâter et cette hâte lui fut fatale : elle glissa sur du varech, tomba lourdement dans un trou d'eau en se faisant si mal qu'elle perdit connaissance...
Quand elle revint à elle, la mer remontait Laura était toujours liée à son rocher et son bour reau, assis là-bas, la regardait. Lalie, loin de lui, cependant, pouvait l'entendre ricaner... Poussée par l'urgence elle se releva, se tâta ; rien de cassé grâce à Dieu et, la lune ayant reparu, elle put rejoindre le chemin, monter vers l'auberge. Elle voulut crier mais comme dans les mauvais rêves, sa voix ne franchit pas ses lèvres gelées. Et autour d'elle tout était silence, un silence de mort que brisait par instants le bruit du ressac. La nuit était redevenue noire. Seule la sinistre auberge montrait de la lumière. La tête en déroute, elle y courut, vit Tangou... Puis soudain une main s'appliqua sur sa bouche pour la tirer en arrière et elle se trouva nez à nez avec Crenn.
- Sainte Vierge bénie ! Vous voici ? Enfin ! Alors allez vite... elle va mourir si ce n'est déjà fait...
En trois mots elle expliqua le drame qui se jouait dans la baie, désignant Tangou comme l'un des assassins. Un instant après la porte de l'auberge était enfoncée, l'homme saisi, emmené rudement vers le rivage tandis qu'au feu de la cheminée les gendarmes allumaient des torches.
- Restez ici ! dit Jaouen à Lalie dont il jaugeait l'épuisement. Vous nous retarderiez, mais l'un des hommes va rester près de vous au cas où la femme se montrerait...
- J'aimerais mieux un pistolet !
- L'un n'empêche pas l'autre, dit-il en lui tendant l'un des siens avant de se jeter dans la nuit.
La précaution n'était pas inutile. La troupe n'était pas partie depuis cinq minutes, que Gaïd, traînant par la main Elisabeth qui pleurait à la fois de fatigue et de peur, surgissait des profondeurs de la maison. Elle n'avait rien dû entendre de ce qui s'était passé et revenait à sa tanière qu'elle pensait trouver vide. Elle n'eut pas le temps de se reconnaître : galvanisée par le triste état dans lequel se trouvait sa petite fille, Lalie se dressa soudain et tira les deux coups de son arme. La femme s'abattit sans un cri tandis que la bambine se jetait dans les bras de Lalie qui dut la bercer longtemps avant de réussir à la calmer, mais auparavant elle se tourna vers le gendarme sidéré par la rapidité de la réaction, et ordonna :
- Allez rejoindre les autres, vous serez plus utile ! Dites au capitaine que j'ai retrouvé Elisabeth !...
Quand tout le monde revint, rapportant Laura grelottante, elle faillit s'évanouir une seconde fois mais alors, c'eût été de joie...
Du trio diabolique ne restait que Tangou. Terrifié à la pensée de l'échafaud qui l'attendait, il ne songea pas à pleurer sa femme. Seul son sort à lui importait et il parla, il parla, racontant tout sans oublier les pauvres filles qu'il amenait au monstre avec lequel il partageait déjà la belle Gaïd. Il livra même la véritable résidence de Pontallec. Après avoir dû fuir du vieux monastère, celui-ci avait jeté son dévolu sur un manoir près de la pointe du Bay, de l'autre côté de l'Arguenon, dont au temps de ses bonnes relations avec Le Carpentier il avait fait massacrer les propriétaires. C'est là que l'on retrouva la plus grande partie des dépouilles de la Laudrenais.
Cependant, dans l'hôtel de la rue Porcon-de-la-Barbinais, on mit longtemps à se réjouir de ces bonnes nouvelles. Le froid mortel subi par Laura durant cette nuit de cauchemar la mena aux portes de l'éternité. Durant des semaines, aidée de ceux qui l'aimaient, elle lutta contre le mal. Mais enfin vint le jour, bienheureux entre tous, où le docteur Pèlerin déclara qu'il répondait désormais de sa vie.
C'était par un de ces clairs matins du début de l'été où les mouettes jouaient avec les petit nuages joufflus au milieu d'un ciel bleu comme la mer, comme les armes de France, comme les yeux d'une petite Elisabeth de quatre ans. Les jardins étaient pleins de rosés et l'air marin charriait les odeurs de poivre et de cannelle issues d'un navire de retour de l'île Bourbon...