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Pourtant, quand elle lui montra la lettre de Talleyrand, Jaouen n'eut pas l'ombre d'une hésitation : Mme de Laudren partirait en compagnie de sa fille et de ses " fidèles serviteurs ". Lalie reprit la charge entière de la maison, avec le soutien moral mais combien efficace et rassurant de son époux. Et l'on partit en temps voulu. Une fois encore, Jaouen montait sur le siège du cocher... Sans Bina, hélas ! qui s'était cassé une jambe en glissant au marché sur des écailles de poisson. Ce qui la réduisit au désespoir, mais le voyage ne pouvait être différé.

Elisabeth ne comprenait pas bien ce que l'on venait faire à Paris mais, sa mère lui ayant expliqué que l'on ne ferait qu'y passer avant de s'engager dans un plus long voyage, elle réagissait selon son âge en se montrant ravie de faire du chemin et de voir du pays.

Pour l'instant, Paris la ravissait d'autant plus qu'elle put constater, en arrivant à l'hôtel de l'Université que ni elle ni sa mère ne sentaient leur province - Laura tenait à ce que toutes deux suivent la mode sans excès ! - et que le propriétaire, M. Desmares, les accueillait en clientes privilégiées même s'il ne les avait pas vues depuis dix ans. Ce qui était tout à l'honneur de sa mémoire comme de sa qualité d'hôtelier.

Le lendemain, à l'heure fixée, la voiture des voyageuses franchissait un portail monumental au-dessus duquel on pouvait lire " Hôtel de Matignon " et s'arrêtait dans une vaste cour cernée de bâtiments magnifiques dans laquelle évoluaient quantité de serviteurs en livrée et perruques blanches.

Fort impressionnée par le luxe de cette demeure où s'accumulaient meubles précieux, hautes glaces ornées de rinceaux dorés, porcelaines rares et tapis épais comme de l'herbe, Elisabeth serrait un peu plus fort la main de sa mère tout en suivant au long d'un superbe escalier de marbre blanc un valet armé d'un chandelier [xl].

A l'étage, les visiteuses n'eurent pas le loisir de s'attarder dans l'élégant salon où elles furent d'abord introduites : un instant plus tard, les portes d'un cabinet de travail s'ouvraient devant elles et Laura retrouva l'homme du cimetière de la Madeleine...

Elle savait qu'il était devenu prince de Bénévent, vice grand électeur, membre du Conseil d'Etat et du Sénat, mais qu'il n'était plus ministre des Relations extérieures, ce poste étant incompatible avec la dignité de grand électeur. Ce qu'elle ignorait cependant - mais comment l'aurait-elle su ? -c'est que, froid avec l'Empereur, celui-ci l'avait dépouillé de sa charge de grand chambellan.

En dépit de cette avalanche de titres, elle trouva qu'il n'avait guère changé. Vêtu de sobre velours noir sur lequel tranchait la blancheur de la haute cravate où sa tête semblait reposer, la croix d'un ordre étranger constellée de diamants posée sur sa poitrine comme sur un écrin, il était assis à un grand bureau sur lequel s'épanouissaient des rosés rouges et écrivait à l'aide d'une plume d'oie qu'il jeta à l'entrée de ses visiteuses, appréciant en connaisseur des révérences qui ne sentaient pas, elles non plus, leur province. Laura avait même été surprise de la rapidité avec laquelle sa fille s'était pliée à un rite qui demandait souplesse et distinction.

Talleyrand se leva et vint vers elles tandis que sa voix lente et froide s'élevait :

- Charmé de vous revoir, madame de Laudren et de vous revoir aussi exacte. Vous avez fait bon voyage ?

- Excellent, monseigneur.

- Et voici votre fille ? Permettez mademoiselle que je vous regarde ?

Il avait pris la main d'Elisabeth, rouge de confusion, pour l'aider à se relever et l'examinait de ses yeux d'un bleu dur, en la tenant à bout de bras. Puis il dit :

- Je vous fais bien mon compliment madame. C'est une jeune fille accomplie... et combien ravissante ! Est-elle fiancée ?

- Elle n'a que quatorze ans, monseigneur.

- C'est vrai, mon Dieu ! Où ai-je la tête ? Eh bien, ma chère enfant, je désire m'entretenir en privé avec madame votre mère. Hé ? Aussi...

Il alla ouvrir une petite porte, en revint avec un homme jeune très bien mis, distingué aussi, qui était son plus proche collaborateur depuis longtemps :

- Mon chei La Besnardière, voici Mme de Laudren et sa fille qui nous viennent de Saint-Malo. Voulez-vous conduire cette charmante enfant chez la princesse pour le thé ? J'ai à causer avec sa mère...

Après avoir salué les dames, l'interpellé sourit à Elisabeth et lui offrit une main qu'elle prit avec un naturel parfait. Talleyrand les regarda sortir.

- Etonnant en vérité ! Que l'on ne vienne pas me dire que le sang n'oblige pas ! Cette enfant eût été élevée à Versailles qu'elle ne se comporterait pas autrement. Hé ?

- Je l'ai pourtant élevée dans la simplicité.

- Sans doute, sans doute, mais la race parle. Il faudra vous montrer difficile quand vous la marierez. Il importera aussi que ce soit... loin de Paris.

- Si cela ne dépend que de moi, elle ne quittera jamais la Bretagne

- Je vous en remercie. Vous avez sans doute remarqué la ressemblance. Légère mais avec l'âge elle pourrait s'accentuer. Il y a surtout cette tournure, cette allure... inimitables ! Mais venons-en à la raison de votre venue ici. Vous avez été fidèle à la promesse que je vous ai jadis demandée. De mon côté, je souhaite vous permettre de réaliser la vôtre. Tant que j'était ministre des Affaires extérieures c'était impossible car je devais compte de mes actes à l'Empereur, sans compter la police un peu trop bien faite du duc d'Otrante. A présent je suis libre et veux l'être encore davantage. C'est pourquoi je vous ai fait venir. Vous aviez promis à certaine personne de tout faire pour qu'elle puisse revoir sa fille. Je vais vous aider mais, sachez-le, elle pourra seulement la voir et en aucun cas lui parler..

- Seulement ? Je pensais que, peut-être je devrais la lui rendre ?...

- ... et cela vous brisait le cour, pourtant vous êtes venue ! Ne croyez pas qu'il y ait cruauté de ma part dans ce que je viens de préciser. La personne en question vit étroitement cachée. Pour son bien, car en dépit de la protection qu'étendent sur elle les souverains locaux, elle ne vivrait pas trois jours si elle se montrait en public et à visage découvert. Nous sommes très peu à savoir qu'elle existe toujours. Après cette entrevue vous devrez oublier vous aussi...

- Mais... pourquoi ?

La voix profonde se fit plus sourde :

- Vous savez comment Bonaparte a traité le dernier prince de Bourbon capable de lui porter ombrage ?

- Le malheureux duc d'Enghien ? Quel crime impardonnable !

- Mon excellent ami Fouché vous dirait que c'était plus qu'un crime : une faute Mais le duc savait trop de choses touchant quelqu'un de beaucoup plus dangereux que cette pauvre jeune femme. Et il était le seul à savoir. Ni son père ni son grand-père n'étaient informés. C'est de cela qu'il est mort car on savait bien qu'il serait impossible de le faire parler. Après son enlèvement, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort qu'il avait épousée secrètement a exécuté les volontés laissées en cas de malheur et fait prévenir d'urgence le comte Vavel de Versay qui résidait en Wurtemberg avec sa compagne...

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xl

C'est seulement l'année suivante, en 1811, que Talleyrand s'installa rue Saint-Florentin.