Le temps d'un éclair, Laura revit le gentilhomme hollandais apparu dans la nuit de Heidegg, si beau et si fier...
- Il est toujours avec elle ? demanda-t-elle tout bas.
- Il lui a voué sa vie et n'est pas de ceux qui se reprennent. La princesse craignait d'être enlevée elle aussi et contrainte peut-être à parler. Dans certains lieux, la torture existe toujours. Vavel le savait et il l'a aussitôt emmenée
- Où?
- Je ne l'ai pas su tout de suite : ils ont beaucoup voyagé avant de se fixer là où ils sont. Maintenant que Napoléon a épousé une archiduchesse et qu'elle attend un enfant, ils n'ont plus grand-chose à craindre de lui mais...
L'homme d'Etat hésita un instant comme s'il pesait ce qu'il allait dire puis, sachant bien la qualité de celle qui le regardait avec une telle intensité, il se décida :
- Napoléon ne durera pas éternellement, j'en ai la conviction. Après lui, Louis XVIII pourrait venir au trône et c'est pourquoi vous devrez oublier le lieu où je vous envoie car " elle " sera plus que jamais en danger... et plus que jamais il me faudra veiller de loin. Ce sera aussi important pour " elle " que pour moi.
Talleyrand avait prononce la dernière phrase comme s'il se parlait à lui-même et Laura réussit $ saisir sa pensée. Si le Roi revenait, l'ancien évêque d'Autun, l'ancien révolutionnaire, l'ancien... - puisque apparemment on en était là ! - serviteur de Napoléon aurait besoin de garanties sérieuses pour ne pas se retrouver devant un tribunal. Madame pourrait alors devenir une arme non négligeable... Aussi sa réaction à elle fut-elle immédiate : le temps n'était pas aux tergiversations :
- J'oublierai ! promit-elle. Et les miens avec moi...
Il lui sourit et elle s'aperçut que son sourire pouvait être charmant :
- Je n'en attendait pas moins de vous. Vous n'êtes jamais allée en Allemagne je suppose ?
- Je n'ai jamais été plus loin que la Suisse. Avec un hochement de tête il tira d'un tiroir de son bureau un portefeuille de maroquin sans armes qu'il tendit à sa visiteuse :
- Vous trouverez dedans tout ce dont vous avez besoin : une carte et des instructions qu'il vous faudra apprendre par cour puis détruire par le feu. En aucun cas elles ne doivent passer sous d'autres yeux que les vôtres. Sachez en outre qu'elles sont " impératives " et qu'il est hors de question que vous vous en écartiez... quelle que soit l'envie que vous en auriez. Et cette envie sera forte. Ai-je cette fois encore votre parole ?
- Je n'ai aucune raison de vous la refuser.
Les lourdes paupières se relevèrent d'un seul coup, dardant sur Laura un regard de saphir qui avait perdu sa dureté et même se faisait presque affectueux :
- Oh si, vous en aurez ! Vous allez faire un long voyage - dans les meilleures conditions d'ailleurs -car vous avez des passeports exceptionnels qui vous accréditent auprès de la grande-duchesse de Saxe-Meiningen qui, sour de la reine Louise de Prusse, n'est pas vraiment des amies de l'Empereur mais que ma nièce, la comtesse de Périgord née princesse de Courlande, connaît bien. Sachez, en outre, qu'ils ne pourront servir qu'une fois et qu'à votre retour, il vous faudra me les rapporter. Sachez enfin que vous ne pourrez ni approcher la personne ni lui parler...
- Et si elle me parle ?
- Vous répondrez, bien sûr, soupira Talleyrand mais je veux espérer qu'on ne la laissera pas commettre cette folie. Vous voilà fixée. Un instant, vous n'aurez qu'un instant... et vous pouvez toujours refuser et me rendre ce portefeuille.
- Oh non, monseigneur, fit Laura en se levant et en serrant contre elle le précieux maroquin. Il y a trop longtemps que je rêve de ce moment. Il est vrai que je le voudrais moins bref !
- Comment l'entendez-vous ?
- Pourquoi la retenir si loin de son pays ? La Bretagne est la terre où s'achève le monde occidental. Seule l'immensité océane la limite et ses forêts sont profondes. Je possède " en Brocéliande " un manoir que je viens de reconstruire. Elle y serait aussi à l'écart que dans un couvent.
- Impossible ! Votre Bretagne est aussi une terre de révolte et les partisans royalistes y sont nombreux. Je ne veux pas risquer une guerre civile et jouer ma tête. En outre, votre projet ne tient aucun compte de l'homme qui veille sur elle... avec un tendre dévouement ! Alors ne rêvez plus madame... ou rendez-moi ceci !
Il tendait la main vers le portefeuille que Laura serra plus étroitement contre son cour :
- Non, monseigneur ! Je souscris à toutes vos conditions... et je vous remercie infiniment...
En s'engageant ainsi envers le prince de Bénévent, Laura n'avait oublié qu'un détail : Elisabeth elle-même et l'avalanche de questions qu'à peine sur le chemin du retour à l'hôtel, elle posa en rafale : qu'est-ce que c'était que cette demeure princière et qui était ce haut personnage si imposant ? Et cette dame, très belle encore qu'un peu grasse, qui l'avait reçue si familièrement et l'avait bourrée de sucreries en posant des questions sans queue ni tête ? Et pourquoi était-on venues ? Et qu'est-ce que c'était ce portefeuille vert ? Et où allait-on maintenant ? Et quand rentrerait-on à Saint-Malo ?... Tant et si bien que Laura qui avait d'abord répondu de son mieux sans rien compromettre finit par lui demander fermement de se taire et déclara qu'on devait se rendre en Allemagne pour voir quelqu'un mais que si Elisabeth continuait à poser des questions à tort et à travers, elle la renverrait à Saint-Malo par la malle de Rennes et poursuivrait seule. Ce qui produisit l'effet désiré : l'adolescente un peu confuse promit de se conduire mieux à l'avenir. Elle avait très envie de voir du pays.
Le lendemain, équipée de vigoureux chevaux par les soins de la poste impériale devenue sans doute la meilleure d'Europe, la berline de Laura quittait Paris par une route qu'elle connaissait bien et qui, par Châlons, Sainte-Menehould -elle ne reverrait pas sans émotion le moulin de Valmy -Metz, Sarrebruck et Francfort dont le maître était alors le duc de Dalberg, un ami de Talleyrand intronisé par Napoléon, la mènerait au duché de Saxe-Meiningen et enfin à l'une de ses villes principales nommée Hildburghausen. Là, il était prévu que l'on descendrait à l'hôtel d'Angleterre où l'on attendrait la visite de Philippe Scharre...
En dépit des routes souvent mauvaises, le long voyage - plus de deux cents lieues ! - se passa au mieux. L'automne exceptionnellement beau et doux délayait ses tons d'or, de pourpre, de brun rehaussés par le vert presque noir des sapins sur un ciel bleu pâle où même le gris se faisait tendre en se nuant de rosé. En outre, les passeports de Talleyrand se révélèrent on ne peut plus efficaces aussi bien en France que lorsque l'on atteignit la réunion d'Etats allemands baptisée Confédération du Rhin. Le résultat en fut que seize jours plus tard, à la nuit tombante, Jaouen faisait franchir à ses chevaux la porte cochère du " Gasthaus zum Englichen Hof " qui occupait un angle de la place du marché à Hildburghausen. C'était une belle maison dont chaque fenêtre s'ornait d'une guirlande sculptée, admirablement tenue et qui s'inscrivait tout naturellement dans le décor d'une petite ville de Thuringe dont toute la vie tournait autour de la Résidence ducale ennoblie par son long bâtiment dans la manière de Versailles qui avait été chère à l'Europe entière durant le xviif siècle, et de ses beaux jardins.
L'élégance de la berline, évidente en dépit de la poussière dont elle était enduite, attira au seuil une femme d'une quarantaine d'années, corpulente et opulente, qui était la propriétaire, Frau Marquait. Avec beaucoup d'amabilité elle se déclara au service de " ces dames " et les conduisit au second étage jusqu'à un bel appartement composé de deux chambres et d'un petit salon où bientôt deux femmes de chambre apportèrent les bagages cependant qu'une autre annonçait que l'on allait monter de l'eau chaude dans un instant. Les pièces étaient grandes, claires, bien meublées, dans un style un peu lourd sans doute mais confortable, et les voyageuses s'y installèrent avec plaisir : même dans les meilleures conditions, un périple en berline était toujours fatigant.