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Avant de se retirer, Frau Marquait attira Laura à part, lui demanda si ces chambres lui convenaient puis, avec un sourire à la fois mystérieux et confus, elle chuchota :

- Je vous ai donné leur appartement. J'ai pense que cela vous ferait plaisir-Leur appartement ?

- Celui du comte et de la comtesse. Madame ne doit pas se gêner avec moi. M. le sénateur Andreae est venu me voir pour recommander Madame et veiller à ce que nul ne l'importune. Ainsi, je sais que Madame vient pour eux ! J'ai tellement regretté quand ils ont quitté la maison par la faute d'un domestique trop curieux qui avait essayé de les observer par l'une des fenêtres à angle droit ! La colère du comte a été terrible !

- Et où sont-ils allés ?

- A la maison Radefeld. C'est la maison des champs du conseiller Radefeld. A cause du mystère dont on entoure la comtesse, la femme du conseiller ne voulait pas la leur louer, mais elle a été convoquée à la Résidence où Son Altesse la Grande-duchesse lui a signifié sa volonté. Ils s'y sont donc installés...

- C'est là qu'ils sont ?

- Non. Ils y sont restés trois ans, jusqu'à il y a deux mois. Le comte était ennuyé de devoir partager cette demeure avec un vieil homme, sourd sans doute mais dont il craignait l'indiscrétion. Et, par bonheur, le dernier baron Hessberg est mort voici peu en léguant son château à la Couronne. Son Altesse l'a proposé au comte qui s'y est établi aussitôt.

- C'est loin d'ici ?

- Eishausen ? Deux petites lieues... Oh Dieu ! Il faut que j'aille veiller au souper de Madame ! La jeune demoiselle semble si lasse !

Elisabeth, en effet, tombait de sommeil, épuisée par l'excitation de ce voyage étrange qui semblait sans but. Elle fit cependant honneur au jambon local accompagné de concombre et aux saucisses aux pommes de terre suivis d'un gâteau roulé à la confiture, le tout accompagné d'eau pour elle et d'un excellent vin du Palatinat pour sa mère et Jaouen. Après quoi elle alla se coucher, non sans avoir demandé si l'on repartait le lendemain matin :

- Non, répondit sa mère. Nous sommes arrivées...

- Ici ? Mais que venons-nous y faire ?

- Une visite. Ne m'en demande pas davantage, je t'ai déjà priée de ne pas me poser de questions..

- Comme il vous plaira ! Bonsoir Maman !

- N'oublie pas de te brosser les dents !

Restés seuls, Laura et Jaouen gardèrent le silence pendant un moment. Jaouen avait allumé sa pipe avec l'autorisation de Laura et fumait tranquillement en regardant avec obstination le bout de ses bottes.

- A quoi pensez-vous ? demanda Laura.

- A rien de précis. Nous sommes arrivés, comme vous venez de le remarquer. Il nous reste à attendre.

- J'espère que ce ne sera pas trop long ! Demain vous me conduirez à la Résidence remettre la lettre pour la grande-duchesse.

- Vous êtes bien au courant que ce n'est qu'un prétexte. Inutile de vous précipiter. D'ailleurs, elle n'est pas là.

- Comment le savez-vous ?

- Frau Marquait m'a renseigné tout à l'heure. Le grand-duc Frédéric et la grande-duchesse Charlotte sont à Meiningen... où nous n'irons pas.

- Eh bien, il faut souhaiter que la visite de Scharre ne se fera pas trop désirer.

- Il n'y a aucune raison. Nous sommes dans le laps de temps prévu à Paris : entre le 7 et le 15 novembre, et c'est aujourd'hui le 8...

En dépit de la fatigue du voyage ou peut-être à cause d'elle mais plus certainement sous le coup de l'émotion d'apprendre que Marie-Thérèse avait occupé sa chambre, Laura dormit mal cette nuit-là et, à l'aube, alors qu'elle allait enfin sombrer dans le sommeil, les échos sonores du dehors lui tinrent les yeux ouverts. C'était jour de marché et la place, sous ses fenêtres, s'emplissait de marchands bruyants venus des campagnes environnantes et pour qui cette occasion de se retrouver autour de la fontaine et dans les auberges représentait toujours une sorte de fête où la bière coulait dru.

Elisabeth, elle, était fraîche comme une fleur et, en la regardant dévorer son petit déjeuner à belles dents blanches, ses jolis yeux bleus brillant de plaisir, Laura en revenait à ce qui l'avait tourmentée cette nuit : si elle avait bien compris Talleyrand, Marie-Thérèse ne ferait qu'entrevoir sa fille perdue depuis dix ans. N'y avait-il pas là une cruauté plus qu'un bienfait ? En considérant toute la machinerie mise en place par l'ancien ministre avec l'aide de sa nièce - princesse allemande ! - on pouvait se demander si le jeu en valait vraiment la chandelle Laura ne croyait plus depuis longtemps au désintéressement des hommes politiques. Selon toute apparence, Napoléon, ce parvenu, avait cessé de plaire au grand seigneur de l'Ancien Régime qui n'avait plus l'air de croire à son étoile et qui peut-être se préparait à jouer la carte Bourbon. En voyant Laura sous le prétexte de lui permettre de tenir sa promesse, voulait-il seulement s'assurer que la femme confiée au Hollandais était bien la même et aurait ainsi quelques droits à sa reconnaissance ?

La matinée se passa sans amener le visiteur attendu et, dans l'après-midi, tandis qu'Elisabeth allait visiter, en compagnie de Jaouen, une ville que ses anciennes maisons à pignons et colombages diversement coloriées autour d'un Rathaus vert émeraude flanqué d'une tour rendaient fort attrayante, Laura s'en alla causer avec Frau Marquait qui, enchantée de pouvoir bavarder un peu, l'entraîna dans son petit salon privé et lui offrit du café, très bon d'ailleurs.

- Vous avez envie que je vous parle des " Mystérieux " ? questionna-t-elle en arrangeant des pâtisseries sur une assiette.

- C'est ainsi qu'on les appelle ?

- Nous n'avons pas d'autre nom car le comte n'a pas présenté de passeport. Il a simplement précisé qu'il fallait l'appeler M. le comte. Mais la main de Son Altesse étant étendue sur eux, nous n'avions pas à nous montrer curieux.

- Quand sont-ils arrivés ici ?

- Je ne suis pas près de l'oublier. C'était le 7 février 1807 à minuit. Les ordres transmis par le sénateur Andreae étaient étonnants mais formels : les arrivants ne devaient rencontrer personne - pas même moi ! - et gagneraient seuls leur appartement. Sans requérir aucun service car leur domestique serait avec eux et s'en chargerait. Le personnel devait être écarté de la maison.

- Des ordres plutôt sévères, non ?

- Assurément, oui ! Au jour et à l'heure annoncés, j'étais donc seule dans l'hôtel dont j'avais laissé le porche ouvert et bien éclairé. A minuit juste, une berline à quatre chevaux, plus belle encore que la vôtre, Madame, avec des chevaux noirs superbes est entrée dans la cour. Le cocher, en livrée verte magnifiquement galonnée, est venu ouvrir la portière. Un gentilhomme d'une quarantaine d'années, très beau et très élégant, en est descendu puis, après avoir regardé autour de lui, il s'est retourné pour offrir son poing fermé à une jeune femme voilée...

- Qui vous a dit qu'elle était jeune ?

- Oh, Madame, cela se voit bien que le visage soit caché : la grâce de la tournure, la minceur, la vivacité des gestes, la finesse des mains, des pieds. Elle doit certainement être toute jeune et habillée si joliment de satin et de velours de la couleur de son voile...

- Vous n'avez pas vu son visage ?

- Non. Le voile tombait d'une grande capote dont la passe devait être garnie de satin blanc bouillonné. Je n'ai pas davantage entendu sa voix.

- Comment avez-vous pu voir tout cela ?

- Par la fente d'un volet de ma chambre que je tenais obscure. Ils sont montés chez eux et le domestique s'est chargé des bagages qui étaient nombreux. Puis tout est rentré dans le silence. Le lendemain, en revanche, j'ai bien vu le comte qui est venu me parler. C'est vraiment un beau seigneur et très courtois, mais il a exigé que personne n'entre dans leur appartement, la dame tenant à se reposer sans être importunée. Le domestique faisait tout ce qu'il y avait à faire : le ménage, apporter les repas sans oublier du lait et de la viande pour les chats. Chaque jour, la dame descendait pour une courte promenade en voiture. Toujours délicieusement habillée mais toujours voilée de vert. Je n'ai jamais entendu le son de sa voix. En revanche j'ai beaucoup parlé avec le domestique : c'est un Suisse qui se nomme Philippe Scharre et nous sommes devenus amis. Il leur est dévoué corps et âme...