- Je t'ai dit que tu étais libre... N'en demande pas trop, ajouta-t-il avec amertume.
Le petit chien sauta sur le lit. Il retira sa main, pour le caresser peut-être.
« Tu es libre, répéta-t-il. Peu importe le reste.
- Enfin, je devais te le dire. Même pour moi.
- Oui.
Qu'elle dût le lui dire ne faisait question ni pour l'un, ni pour l'autre. Il voulut soudain se lever : couché ainsi, elle assise sur son lit, comme un malade veillé par elle... Mais pourquoi faire ? Tout était tellement vain... Il continuait pourtant à la regarder, à découvrir qu'elle pouvait le faire souffrir, mais que depuis des mois, qu'il la regardât ou non, il ne la voyait plus ; quelques expressions, parfois... Cet amour souvent crispé qui les unissait comme un enfant malade, ce sens commun de leur vie et de leur mort, cette entente charnelle entre eux, rien de tout cela n'existait en face de la fatalité qui décolore les formes dont nos regards sont saturés. « L'aimerais-je moins que je ne crois ? » pensa-t-il. Non. Même en ce moment, il était sûr que si elle mourait, il ne servirait plus sa cause avec espoir, mais avec désespoir, comme un mort lui-même. Rien, pourtant, ne prévalait contre la décoloration de ce visage enseveli au fond de leur vie commune comme dans la brume, comme dans la terre. Il se souvint d'un ami qui avait vu mourir l'intelligence de la femme qu'il aimait, paralysée pendant des mois ; il lui semblait voir mourir May ainsi, voir disparaître absurdement, comme un nuage qui se résorbe dans le ciel gris, la forme de son bonheur. Comme si elle fût morte deux fois, du temps, et de ce qu'elle lui disait.
Elle se leva, alla jusqu'à la fenêtre. Elle marchait avec netteté, malgré sa fatigue. Choisissant, par crainte et pudeur sentimentale mêlées, de ne plus parler de ce qu'elle venait de dire puisqu'il se taisait, désirant fuir cette conversation à laquelle elle sentait pourtant qu'ils n'échapperaient pas, elle essaya d'exprimer sa tendresse en disant n'importe quoi, et fit appel, d'instinct, à un animisme qu'il aimait : en face de la fenêtre, un des arbres de Mars s'était épanoui pendant la nuit ; la lumière de la pièce éclairait ses feuilles encore recroquevillées, d'un vert tendre sur le fond obscur :
- Il a caché ses feuilles dans son tronc pendant le jour, dit-elle, et il les sort cette nuit pendant qu'on ne le voit pas.
Elle semblait parler pour elle-même, mais comment Kyo se fût-il mépris au ton de sa voix ?
- Tu aurais pu choisir un autre jour, dit-il pourtant entre ses dents.
Lui aussi se voyait dans la glace, appuyé sur son coude, - si japonais de masque entre ses draps blancs. « Si je n'étais pas métis... » Il faisait un effort intense pour repousser les pensées haineuses ou basses toutes prêtes à justifier et nourrir sa colère. Et il la regardait, la regardait, comme si ce visage eût dû retrouver, par la souffrance qu'il infligeait, toute la vie qu'il avait perdue.
- Mais, Kyo, c'est justement aujourd'hui que ça n'avait pas d'importance... et...
Elle allait ajouter : « Il en avait si envie. » En face de la mort, cela comptait si peu... Mais elle dit seulement :
- ... moi aussi, demain, je peux mourir...
Tant mieux. Kyo souffrait de la douleur la plus humiliante : celle qu'on se méprise d'éprouver. Réellement elle était libre de coucher avec qui elle voulait. D'où venait donc cette souffrance sur laquelle il ne se reconnaissait aucun droit, et qui se reconnaissait tant de droits sur lui ?
- Quand tu as compris que je... tenais à toi, Kyo, tu m'as demandé un jour, pas sérieusement - un peu tout de même - si je croyais que je viendrais avec toi au bagne, et je t'ai répondu que je n'en savais rien, - que le difficile était sans doute d'y rester... Tu as pourtant pensé que oui, puisque tu as tenu à moi aussi. Pourquoi ne plus le croire maintenant ?
- Ce sont toujours les mêmes qui vont au bagne. Katow irait, même s'il n'aimait pas profondément. Il irait pour l'idée qu'il a de la vie, de lui-même... Ce n'est pas pour quelqu'un qu'on va au bagne.
- Kyo, comme ce sont des idées d'homme...
Il songeait.
- Et pourtant, dit-il, aimer ceux qui sont capables de faire cela, être aimé d'eux peut-être, qu'attendre de plus de l'amour ?.. Quelle rage de leur demander encore des comptes ?.. Même s'ils le font pour leur... morale...
- Ce n'est pas par morale, dit-elle lentement. Par morale, je n'en serais pas sûrement capable.
- Mais (lui aussi parlait lentement) cet amour ne t'empêchait pas de coucher avec ce type, alors que tu pensais - tu viens de le dire - que ça... m'embêterait ?
- Kyo, je vais te dire quelque chose de singulier, et qui est vrai pourtant... jusqu'il y a cinq minutes, je croyais que ça te serait égal. Peut-être ça m'arrangeait-il de le croire... Il y a des appels, surtout quand on est si près de la mort (c'est de celle des autres que j'ai l'habitude, Kyo...) qui n'ont rien à avoir avec l'amour...
Pourtant, la jalousie existait, d'autant plus troublante que le désir sexuel qu'elle inspirait reposait sur la tendresse. Les yeux fermés, toujours appuyé sur son coude, il essayait - triste métier - de comprendre. Il n'entendait que la respiration oppressée de May, et le grattement des pattes du petit chien. Sa blessure venait, d'abord (il y aurait, hélas ! des ensuite) de ce qu'il prêtait à l'homme qui venait de coucher avec May (je ne peux pourtant pas l'appeler son amant !) du mépris pour elle. C'était un des anciens camarades de May, il le connaissait à peine. Mais il connaissait la misogynie fondamentale de presque tous les hommes. « L'idée qu'ayant couché avec elle, parce qu'il a couché avec elle, il peut penser d'elle : « Cette petite poule » me donne envie de l'assommer. Ne serait-on jamais jaloux que de ce qu'on suppose que suppose l'autre ? Triste humanité... » Pour May la sexualité n'engageait rien. Il fallait que ce type le sût. Qu'il couchât avec elle, soit, mais ne s'imaginât pas la posséder. « Je deviens navrant... » Mais il n'y pouvait rien, et là n'était pas l'essentiel, il le savait. L'essentiel, ce qui le troublait jusqu'à l'angoisse, c'est qu'il était tout à coup séparé d'elle, non par la haine - bien qu'il y eût de la haine en lui - non par la jalousie (ou bien la jalousie était-elle précisément cela ?) ; par un sentiment sans nom, aussi destructeur que le temps ou la mort : il ne la retrouvait pas. Il avait rouvert les yeux ; quel être humain était ce corps sportif et familier, ce profil perdu : un œil long, partant de la tempe, enfoncé entre le front dégagé et la pommette. Celle qui venait de coucher ? Mais n'était-ce pas aussi celle qui supportait ses faiblesses, ses douleurs, ses irritations, celle qui avait soigné avec lui ses camarades blessés, veillé avec lui ses amis morts... La douceur de sa voix, encore dans l'air... On n'oublie pas ce qu'on veut. Pourtant ce corps reprenait le mystère poignant de l'être connu transformé tout à coup, - du muet, de l'aveugle, du fou. Et c'était une femme. Pas une espèce d'homme. Autre chose...
Elle lui échappait complètement. Et, à cause de cela peut-être, l'appel enragé d'un contact intense avec elle l'aveuglait, quel qu'il fût, épouvante, cris, coups. Il se leva, s'approcha d'elle. Il savait qu'il était dans un état de crise, que demain peut-être il ne comprendrait plus rien à ce qu'il éprouvait, mais il était en face d'elle comme d'une agonie ; et comme vers une agonie, l'instinct le jetait vers elle : toucher, palper, retenir ceux qui vous quittent, s'accrocher à eux... Avec quelle angoisse elle le regardait, arrêté à deux pas d'elle... La révélation de ce qu'il voulait tomba enfin sur lui ; coucher avec elle, se réfugier là contre ce vertige dans lequel il la perdait tout entière ; ils n'avaient pas à se connaître quand ils employaient toutes leurs forces à serrer leurs bras sur leurs corps.
Elle se retourna d'un coup : on venait de sonner. Trop tôt pour Katow. L'insurrection était-elle connue ? Ce qu'ils avaient dit, éprouvé, aimé, haï, sombrait brutalement. On sonna de nouveau. Il prit son revolver sous l'oreiller, traversa le jardin, alla ouvrir en pyjama : ce n'était pas Katow, c'était Clappique, toujours en smoking. Ils restèrent dans le jardin.