- Eh bien ?
- Avant tout, que je vous rende votre document : le voici. Tout va bien. Le bateau est parti. Il va s'ancrer à la hauteur du consulat de France. Presque de l'autre côté de la rivière.
- Difficultés ?
- Pas un mot. Vieille confiance : sinon, on se demande comment on ferait. En ces affaires, jeunom, la confiance est d'autant plus grande qu'elle a moins lieu de l'être...
Allusion ?
Clappique alluma une cigarette. Kyo ne vit que la tache du carré de soie noire sur le visage confus. Il alla chercher son portefeuille - May attendait - revint, paya la commission convenue. Le baron mit les billets dans sa poche, en boule, sans les compter.
- La bonté porte bonheur, dit-il. Mon bon, l'histoire de ma nuit est une re-mar-qua-ble histoire morale : elle a commencé par l'aumône, et s'achève par la fortune. Pas un mot !
L'index levé, il se pencha à l'oreille de Kyo :
- Fantômas vous salue ! » se retourna et partit. Comme si Kyo eût craint de rentrer, il le regardait s'en aller, smoking cahotant le long du mur blanc. « Assez Fantômas, en effet, avec ce costume. A-t-il deviné, ou supposé, ou... » Trêve de pittoresque : Kyo entendit une toux et la reconnut d'autant plus vite qu'il l'attendait : Katow. Chacun se hâtait, cette nuit.
Kyo devinait sa vareuse plus qu'il ne la voyait ; au-dessus, dans l'ombre, un nez au vent... Surtout, il sentait le balancement de ses mains. Il marcha vers lui.
- Eh bien ? demanda-t-il, comme il l'avait demandé à Clappique.
- Ça va. Le bateau ?
- En face du consulat de France. Loin du quai. Dans une demi-heure.
- La vedette et les hommes sont à quatre cents mètres de là. Allons-y.
- Les costumes ?
- Pas besoin de t'en faire. Les bonshommes sont absolument prêts.
Kyo rentra, s'habilla en un instant : pantalon, chandail. Des espadrilles (il aurait peut-être à grimper). Il était prêt. May lui tendit les lèvres. L'esprit de Kyo voulait l'embrasser ; sa bouche, non, - comme si, indépendante, elle eût gardé rancune. Il l'embrassa enfin, mal. Elle le regarda avec tristesse, les paupières affaissées ; ses yeux pleins d'ombre devenaient puissamment expressifs, dès que l'expression venait des muscles. Il partit.
Il marchait à côté de Katow, une fois de plus. Il ne pouvait pourtant se délivrer d'elle. « Tout à l'heure, elle me semblait une folle ou une aveugle. Je ne la connais pas. Je ne la connais que dans la mesure où je l'aime, que dans le sens où je l'aime. On ne possède d'un être que ce qu'on change en lui, dit mon père... Et après ? » Il s'enfonçait en lui-même comme dans cette ruelle de plus en plus noire, où même les isolateurs du télégraphe ne luisaient plus sur le ciel. Il y retrouvait l'angoisse, et se souvint des disques : « On entend la voix des autres avec ses oreilles, la sienne avec la gorge ». Oui. Sa vie aussi, on l'entend avec la gorge, et celle des autres ?.. Il y avait d'abord la solitude, la solitude immuable derrière la multitude mortelle comme la grande nuit primitive derrière cette nuit dense et basse sous quoi guettait la ville déserte, pleine d'espoir et de haine. « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je ? Une espèce d'affirmation absolue, d'affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres, je suis ce que l'ai fait. » Pour May seule, il n'était pas ce qu'il avait fait ; pour lui seul, elle était tout autre chose que sa biographie. L'étreinte par laquelle l'amour maintient les êtres collés l'un à l'autre contre la solitude, ce n'était pas à l'homme qu'elle apportait son aide ; c'était au fou, au monstre incomparable, préférable à tout, que tout être est pour soi-même et qu'il choie dans son cœur. Depuis que sa mère était morte, May était le seul être pour qui il ne fût pas Kyo Gisors, mais la plus étroite complicité. « Une complicité consentie, conquise, choisie », pensa-t-il, extraordinairement d'accord avec la nuit, comme si sa pensée n'eût plus été faite pour la lumière. « Les hommes ne sont pas mes semblables, ils sont ceux qui me regardent et me jugent ; mes semblables, ce sont ceux qui m'aiment et ne me regardent pas, qui m'aiment contre tout, qui m'aiment contre la déchéance, contre la bassesse, contre la trahison, moi et non ce que j'ai fait ou ferai, qui m'aimeraient tant que je m'aimerais moi-même - jusqu'au suicide, compris... Avec elle seule j'ai en commun cet amour déchiré ou non, comme d'autres ont, ensemble, des enfants malades et qui peuvent mourir... » Ce n'était certes pas le bonheur, c'était quelque chose de primitif qui s'accordait aux ténèbres et faisait monter en lui une chaleur qui finissait dans une étreinte immobile, comme d'une joue contre une joue - la seule chose en lui qui fût aussi forte que la mort.
Sur les toits, il y avait déjà des ombres à leur poste.
4 heures du matin.
Le vieux Gisors chiffonna le morceau de papier mal déchiré sur lequel Tchen avait écrit son nom au crayon, et le mit dans la poche de sa robe de chambre. Il était impatient de revoir son ancien élève. Son regard revint à son interlocuteur présent, très vieux Chinois à tête de mandarin de la Compagnie des Indes, vêtu de la robe, qui se dirigeait vers la porte, à petits pas, l'index levé, et parlait l'anglais : « Il est bon qu'existent la soumission absolue de la femme, le concubinage et l'institution des courtisanes. Je continuerai la publication de mes articles. C'est parce que nos ancêtres ont pensé ainsi qu'existent ces belles peintures (il montrait du regard le phénix bleu, sans bouger le visage, comme s'il lui eût fait de l'œil) dont vous êtes fier, et moi aussi. La femme est soumise à l'homme comme l'homme est soumis à l'État ; et servir l'homme est moins dur que servir l'État. Vivons-nous pour nous ? Nous ne sommes rien. Nous vivons pour l'État dans le présent, pour l'ordre des morts à travers la durée des siècles... »
Allait-il enfin partir ? Cet homme cramponné à son passé, même aujourd'hui (les sirènes des navires de guerre ne suffisaient-elles pas à emplir la nuit...), en face de la Chine rongée par le sang comme ses bronzes à sacrifices, prenait la poésie de certains fous. L'ordre ! Des foules de squelettes en robes brodées, perdus au fond du temps par assemblées immobiles : en face, Tchen, les deux cent mille ouvriers des filatures, la foule écrasante des coolies. La soumission des femmes ? Chaque soir, May rapportait des suicides de fiancées... Le vieillard partit : « L'ordre, monsieur Gisors !.. » après un dernier salut sautillant de la tête et des épaules.
Dès qu'il eut entendu la porte se refermer, Gisors appela Tchen et revint avec lui dans la salle aux phénix.
Quand Tchen commença à marcher, il passait devant lui, de trois quarts, Gisors assis sur l'un des divans se souvenait d'un épervier de bronze égyptien dont Kyo avait conservé la photo par sympathie pour Tchen, « à cause de la ressemblance ». C'était vrai, malgré ce que les grosses lèvres semblaient exprimer de bonté. « En somme, un épervier converti par François d'Assise », pensa-t-il.
Tchen s'arrêta devant lui :
- C'est moi qui ai tué Tan-Yen-Ta, dit-il.
Il avait vu dans le regard de Gisors quelque chose de presque tendre. Il méprisait la tendresse, et surtout en avait peur. Sa tête enfoncée entre ses épaules et que la marche inclinait en avant, l'arête courbe de son nez, accentuaient la ressemblance avec l'épervier, malgré son corps trapu ; et même ses yeux minces, presque sans cils, faisaient penser à un oiseau.
- C'est de cela que tu voulais me parler ?