- Oui.
- Kyo le sait ?
- Oui.
Gisors réfléchissait. Puisqu'il ne voulait pas répondre par des préjugés, il ne pouvait qu'approuver. Il avait pourtant quelque peine à le faire. « Je vieillis », pensa-t-il.
Tchen renonça à marcher.
- Je suis extraordinairement seul, dit-il, regardant enfin Gisors en face.
Celui-ci était troublé. Que Tchen s'accrochai à lui ne l'étonnait pas : il avait été des années son maître au sens chinois du mot - un peu moins que son père, plus que sa mère ; depuis que ceux-ci étaient morts, Gisors était sans doute le seul homme dont Tchen eût besoin. Ce qu'il ne comprenait pas, c'était que Tchen, qui avait sans doute revu les siens cette nuit, puisqu'il venait de revoir Kyo, semblât si loin d'eux.
- Mais les autres ? demanda-t-il.
Tchen les revit, dans l'arrière-boutique du marchand de disques, plongeant dans l'ombre ou en sortant suivant le balancement de la lampe, tandis que chantait le grillon.
- Ils ne savent pas.
- Que c'est toi ?
- Cela, ils le savent : aucune importance.
Il se tut encore. Gisors se gardait de questionner. Tchen reprit enfin :
- ... Que c'est la première fois.
Gisors eut soudain l'impression de comprendre ; Tchen le sentit :
- Nong. Vous ne comprenez pas.
Il parlait français avec une accentuation de gorge sur les mots d'une seule syllabe nasale, dont le mélange avec certains idiotismes qu'il tenait de Kyo surprenait. Son bras droit, instinctivement, s'était tendu le long de sa hanche : il sentait de nouveau le corps frappé que le sommier élastique renvoyait contre le couteau. Cela ne signifiait rien. Il recommencerait. Mais, en attendant, il souhaitait un refuge. Cette affection profonde qui n'a besoin de rien expliquer, Gisors ne la portait qu'à Kyo. Tchen le savait. Comment s'expliquer ?
- Vous n'avez jamais tué personne, n'est-ce pas ?
Cela semblait évident à Tchen, mais il se défiait de telles évidences, aujourd'hui. Pourtant, il lui sembla tout à coup que quelque chose manquait à Gisors. Il releva les yeux. Celui-ci le regardait de bas en haut, ses cheveux blancs semblant plus longs à cause du mouvement en arrière de sa tête, intrigué par son absence de gestes. Elle venait de sa blessure, dont Tchen ne lui avait rien dit ; non qu'il en souffrit (un copain infirmier l'avait désinfectée et bandée) mais elle le gênait. Comme toujours lorsqu'il réfléchissait, Gisors roulait entre ses doigts une invisible cigarette :
- Peut-être que...
Il s'arrêta, ses yeux clairs fixes dans son masque de Templier rasé. Tchen attendait. Gisors reprit, presque brutalement :
« Je ne crois pas qu'il suffise du souvenir d'un meurtre pour te bouleverser ainsi. »
On voit bien qu'il ne connaît pas ce dont il parle, tenta de penser Tchen ; mais Gisors avait touché juste. Tchen s'assit, regarda ses pieds :
- Nong, dit-il, je ne crois pas, moi non plus, que le souvenir suffise. Il y a autre chose, l'essentiel. Je voudrais savoir quoi.
Était-ce pour savoir cela qu'il était venu ?
- La première femme avec qui tu as couché était une prostituée, naturellement ? demanda doucement Gisors.
- Je suis chinois, répondit Tchen avec rancune.
« Non », pensa Gisors. Sauf, peut-être, par sa sexualité. Tchen n'était pas chinois. Les émigrés de tous pays dont regorgeait Shanghaï avaient montré à Gisors combien l'homme se sépare de sa nation de façon nationale, mais Tchen n'appartenait plus à la Chine, même par la façon dont il l'avait quittée : une liberté totale quasi inhumaine, le livrait totalement aux idées.
- Qu'as-tu éprouvé, après ? demanda Gisors.
Tchen crispa ses doigts.
- De l'orgueil.
- D'être un homme ?
- De ne pas être une femme.
Sa voix n'exprimait plus la rancune, mais un mépris complexe.
- Je pense que vous voulez dire, reprit-il, que j'ai dû me sentir... séparé ?
Gisors se gardait de répondre.
« ... Oui. Terriblement. Et vous avez raison de parler de femmes. Peut-être méprise-t-on beaucoup celui qu'on tue. Mais moins que les autres.
Gisors cherchait, n'était pas sûr de comprendre :
- Que ceux qui ne tuent pas ?
- Que ceux qui ne tuent pas : les puceaux.
Il marchait de nouveau. Les deux derniers mots étaient tombés comme une charge jetée à bas, et le silence s'élargissait autour d'eux ; Gisors commençait à éprouver, non sans tristesse, la séparation dont Tchen parlait. Mais il se demandait s'il n'y avait pas en Tchen une part de comédie, - au moins de complaisance. Il était loin d'ignorer ce que de telles comédies peuvent porter de mortel. Il se souvint soudain que Tchen lui avait dit avoir horreur de la chasse.
- Tu n'as pas eu horreur du sang ?
- Si. Mais pas seulement horreur.
Il se retourna d'un coup, et, considérant le phénix, mais aussi directement que s'il eût regardé Gisors dans les yeux, il demanda :
« Alors ? Les femmes, je sais ce qu'on en fait, quand elles veulent continuer à vous posséder : on vit avec elles. Et la mort, alors ?
Plus amèrement encore, mais sans cesser de regarder le phénix :
« Un collage ? »
La pente de l'intelligence de Gisors l'inclinait toujours à venir en aide à ses interlocuteurs ; et il avait de l'affection pour Tchen. Mais il commençait à voir clair : l'action dans les groupes de choc ne suffisait plus au jeune homme, le terrorisme devenait pour lui une fascination. Roulant toujours sa cigarette imaginaire, la tête aussi inclinée en avant que s'il eût regardé le tapis, le nez mince battu par sa mèche blanche, il dit, s'efforçant de donner à sa voix le ton du détachement :
- Tu penses que tu n'en sortiras plus... et c'est contre cette... angoisse-là que tu viens te... défendre auprès de moi.
Silence.
- Une angoisse, non, dit enfin Tchen, entre ses dents. Une fatalité ?
Silence encore. Gisors sentait qu'aucun geste n'était possible, qu'il ne pouvait pas lui prendre la main, comme il faisait jadis. Il se décida à son tour, dit avec lassitude, comme s'il eût acquis soudain l'habitude de l'angoisse :
- Alors, il faut la penser, et la pousser à l'extrême. Et si tu veux vivre avec elle...
- Je serai bientôt tué.
N'est-ce pas cela surtout qu'il veut ? se demandait Gisors. Il n'aspire à aucune gloire, à aucun bonheur. Capable de vaincre, mais non de vivre dans sa victoire, que peut-il appeler, sinon la mort ? Sans doute veut-il lui donner le sens que d'autres donnent à la vie. Mourir le plus haut possible. Âme d'ambitieux, assez lucide, assez séparé des hommes ou assez malade pour mépriser tous les objets de son ambition, et son ambition même ?
- Si tu veux vivre avec cette... fatalité, il n'y a qu'une ressource : c'est de la transmettre.
- Qui en serait digne ? demanda Tchen, toujours entre ses dents.
L'air devenait de plus en plus pesant, comme si tout ce que ces phrases appelaient de meurtre eût été là. Gisors ne pouvait plus rien dire : chaque mot eût pris un son faux, frivole, imbécile.
- Merci, dit Tchen.
Il s'inclina devant lui, de tout le buste, à la chinoise (ce qu'il ne faisait jamais) comme s'il eût préféré ne pas le toucher, et partit.
Gisors retourna s'asseoir, recommença à rouler sa cigarette. Pour la première fois, il se trouvait en face non du combat, mais du sang. Et, comme toujours, il pensait à Kyo. Kyo eût trouvé irrespirable cet univers où se mouvait Tchen... Était-ce bien sûr ? Tchen aussi détestait la chasse. Tchen aussi avait horreur du sang, - avant. À cette profondeur, que savait-il de son fils ? Lorsque son amour ne pouvait jouer aucun rôle, lorsqu'il ne pouvait se référer à beaucoup de souvenirs, il savait bien qu'il cessait de connaître Kyo. Un intense désir de le revoir le bouleversa - celui qu'on a de revoir une dernière fois ses morts. Il savait qu'il était parti.