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Où ? La présence de Tchen animait encore la pièce. Celui-là s'était jeté dans le monde du meurtre, et n'en sortirait plus : avec, son acharnement, il entrait dans la vie terroriste comme dans une prison. Avant dix ans, il serait pris - torturé ou tué ; jusque-là, il vivrait comme un obsédé résolu, dans le monde de la décision et de la nuit. Ses idées l'avaient fait vivre ; maintenant, elles allaient le tuer.

Que Kyo fît tuer, c'était son rôle. Et sinon, peu importait : ce que faisait Kyo était bien fait. Mais Gisors était épouvanté par cette sensation soudaine, cette certitude de la fatalité du meurtre, d'une intoxication aussi terrible que la sienne l'était peu. Il sentit combien il avait mal apporté à Tchen l'aide que celui-ci lui demandait, combien le meurtre est solitaire - combien, par cette angoisse, Kyo s'éloignait de lui. Pour la première fois, la phrase qu'il avait si souvent répétée : « Il n'y a pas de connaissance des êtres », s'accrocha dans son esprit au visage de son fils.

Tchen, le connaissait-il ? Il ne croyait guère que les souvenirs permissent de comprendre les hommes. La première éducation de Tchen avait été religieuse ; quand Gisors avait commencé de s'intéresser à cet adolescent orphelin - ses parents tués au pillage de Kalgan - silencieusement insolent, Tchen venait du collège luthérien, où il avait été l'élève d'un intellectuel phtisique venu tard au pastorat, qui s'efforçait avec patience, à cinquante ans, de vaincre par la charité une inquiétude religieuse intense. Obsédé par la honte du corps qui tourmentait saint Augustin, du corps déchu dans lequel il faut vivre avec le Christ, - par l'horreur de la civilisation rituelle de la Chine qui l'entourait et rendait plus impérieux encore l'appel de la véritable vie religieuse, - ce pasteur avait élaboré avec son angoisse l'image de Luther dont il entretenait parfois Gisors : « Il n'y a de vie qu'en Dieu ; mais l'homme, par le péché, est à tel point déchu, si irrémédiablement souillé, qu'atteindre Dieu est une sorte de sacrilège. D'où le Christ, d'où sa crucifixion éternelle. » Restait la Grâce, c'est-à-dire l'amour illimité ou la terreur, selon la force ou la faiblesse de l'espoir ; et cette terreur était un nouveau péché. Restait aussi la charité ; mais la charité ne suffit pas toujours à épuiser l'angoisse.

Le pasteur s'était attaché à Tchen. Il ne soupçonnait pas que l'oncle chargé de Tchen ne l'avait envoyé aux missionnaires que pour qu'il apprît l'anglais et le français, et l'avait mis en garde contre leur enseignement, contre l'idée de l'enfer surtout, dont se méfiait ce confucianiste. L'enfant, qui rencontrait le Christ et non Satan ni Dieu - l'expérience du pasteur lui avait enseigné que les hommes ne se convertissent jamais qu'à des médiateurs - s'abandonnait à l'amour avec la rigueur qu'il portait en tout. Mais il éprouvait assez le respect du maître - la seule chose que la Chine lui eût fortement inculquée - pour que, malgré l'amour enseigné, il rencontrât l'angoisse du pasteur et que lui apparût un enfer plus terrible et plus convaincant que celui contre quoi on avait tenté de le prémunir.

L'oncle revint. Épouvanté par le neveu qu'il retrouvait, il manifesta une satisfaction délicate, envoya de petits arbres de jade et de cristal au directeur, au pasteur, à quelques autres ; huit jours plus tard, il rappelait Tchen chez lui et, la semaine suivante, l'envoyait à l'Université de Pékin.

Gisors, roulant toujours sa cigarette entre ses genoux, la bouche entrouverte, s'efforçait de se souvenir de l'adolescent d'alors. Comment le séparer, l'isoler de celui qu'il était devenu ? « Je pense à son esprit religieux parce que Kyo n'en a jamais eu, et qu'en ce moment toute différence profonde entre eux me délivre... Pourquoi ai-je l'impression de le connaître mieux que mon fils ? » C'est qu'il voyait beaucoup mieux en quoi il l'avait modifié : cette modification capitale, son œuvre, était précise, limitable, et il ne connaissait rien, chez les êtres, mieux que ce qu'il leur avait apporté. Dès qu'il avait observé Tchen, il avait compris que cet adolescent ne pouvait vivre d'une idéologie qui ne se transformât pas immédiatement en actes. Privé de charité, il ne pouvait être amené par la vie religieuse qu'à la contemplation ou à la vie intérieure ; mais il haïssait la contemplation, et n'eût rêvé que d'un apostolat dont le rejetait précisément son absence de charité. Pour vivre, il fallait donc d'abord qu'il échappât à son christianisme. (De demi-confidences, il semblait que la connaissance des prostituées et des étudiants eût fait disparaître le seul péché toujours plus fort que la volonté de Tchen, la masturbation, et avec lui, un sentiment toujours répété d'angoisse et de déchéance). Quand, au christianisme, son nouveau maître avait opposé non des arguments, mais d'autres formes de grandeur, la foi avait coulé entre les doigts de Tchen, peu à peu, sans crise. Détaché par elle de la Chine, habitué par elle à se séparer du monde, au lieu de se soumettre à lui, il avait compris à travers Gisors que tout s'était passé comme si cette période de sa vie n'eût été qu'une initiation au sens héroïque : que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu ni Christ ?

Ici Gisors retrouvait son fils, indifférent au christianisme mais à qui l'éducation japonaise (Kyo avait vécu au japon de sa huitième à sa dix-septième année) avait imposé aussi la conviction que les idées ne devaient pas être pensées, mais vécues. Kyo avait choisi l'action, d'une façon grave et préméditée, comme d'autres choisissent les armes ou la mer : il avait quitté son père, vécu à Canton, à Tientsin, de la vie des manœuvres et des coolies-pousse, pour organiser les syndicats. Tchen - l'oncle pris comme otage et n'ayant pu payer sa rançon, exécuté à la prise de Swatéou - s'était trouvé sans argent, nanti de diplômes sans valeur, en face de ses vingt-quatre ans et de la Chine. Chauffeur de camion tant que les pistes du Nord avaient été dangereuses, puis aide-chimiste, puis rien. Tout le précipitait à l'action politique : l'espoir d'un monde différent, la possibilité de manger quoique misérablement (il était naturellement austère, peut-être par orgueil), la satisfaction de ses haines, de sa pensée, de son caractère. Elle donnait un sens à sa solitude. Mais, chez Kyo, tout était plus simple. Le sens héroïque lui avait été donné comme une discipline, non comme une justification de la vie. Il n'était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et il le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment même, faisait mourir comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. Il était des leurs : ils avaient les mêmes ennemis. Métis, hors-caste, dédaigné des blancs et plus encore des blanches, Kyo n'avait pas tenté de les séduire : il avait cherché les siens et les avait trouvés. « Il n'y a pas de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. » Il fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie. Les questions individuelles ne se posaient pour Kyo que dans sa vie privée.

« Et pourtant, si Kyo entrait et s'il me disait, comme Tchen tout à l'heure : « C'est moi qui ai tué Tang-Yen-Ta », s'il le disait je penserais « je le savais ». Tout ce qu'il y a de possible en lui résonne en moi avec tant de force que, quoi qu'il me dise, je penserais « je le savais... ». Il regarda par la fenêtre la nuit immobile et indifférente. « Mais si je le savais vraiment, et pas de cette façon incertaine et épouvantable, je le sauverais. » Douloureuse affirmation, dont il ne croyait rien.

Dès le départ de Kyo, sa pensée n'avait plus servi qu'à justifier l'action de son fils, cette action alors infime qui commençait quelque part (souvent, pendant trois mois, il ne savait même pas où) dans la Chine centrale ou les provinces du Sud. Si les étudiants inquiets sentaient que cette intelligence venait à leur aide avec tant de chaleur et de pénétration, ce n'était pas, comme le croyaient alors les subtils de Pékin, qu'il s'amusât à jouer par procuration des vies dont le séparait son âge ; c'était que, dans tous ces drames semblables, il retrouvait celui de son fils. Lorsqu'il montrait à ses étudiants, presque tous petits bourgeois, qu'ils étaient contraints de se lier ou aux chefs militaires, ou au prolétariat, lorsqu'il disait à ceux qui avaient choisi : « Le marxisme n'est pas une doctrine, c'est une volonté, c'est, pour le prolétariat et les siens - vous - la volonté de se connaître, de se sentir comme tels, de vaincre comme tels ; vous ne devez pas être marxistes pour avoir raison, mais pour vaincre sans vous trahir », il parlait à Kyo, il le défendait. Et, s'il savait que ce n'était pas l'âme rigoureuse de Kyo qui lui répondait lorsque après ces cours il trouvait, selon la coutume chinoise, sa chambre encombrée de fleurs blanches par les étudiants, du moins savait-il que ces mains qui se préparaient à tuer en lui apportant des camélias serreraient demain celles de son fils, qui aurait besoin d'elles. C'est pourquoi la force du caractère l'attirait à ce point, pourquoi il s'était attaché à Tchen. Mais, lorsqu'il s'était attaché à lui, avait-il prévu cette nuit pluvieuse où le jeune homme, parlant du sang à peine caillé, viendrait lui dire : « Je n'en ai pas seulement horreur... ? »