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Il se leva, ouvrit le tiroir de la table basse où il rangeait son plateau à opium, au-dessus d'une collection de petits cactus. Sous le plateau, une photo : Kyo. Il la tira, la regarda sans rien penser de précis, sombrant âprement dans la certitude que, là où il était, personne ne connaissait plus personne - et que la présence même de Kyo, qu'il avait tant souhaitée tout à l'heure, n'eût rien changé, n'eût rendu que plus désespérée leur séparation, comme celle des amis qu'on étreint en rêve et qui sont morts depuis des années. Il gardait la photo entre ses doigts ; elle était tiède comme une main. Il la laissa retomber dans le tiroir, tira le plateau, éteignit l'électricité et alluma la lampe.

Deux pipes. Jadis, dès que son avidité commençait à s'assouvir, il regardait les êtres avec bienveillance, et le monde comme une infinité de possibles. Maintenant, au plus profond de lui-même, les possibles ne trouvaient pas de place : il avait soixante ans, et ses souvenirs étaient pleins de tombes. Son sens si pur de l'art chinois, de ces peintures bleuâtres qu'éclairait à peine sa lampe, de toute la civilisation de suggestion dont la Chine l'entourait, dont, trente ans plus tôt, il avait su si finement profiter, - son sens du bonheur - n'était plus qu'une mince couverture sous quoi s'éveillaient, comme des chiens anxieux qui s'agitent à la fin du sommeil, l'angoisse et l'obsession de la mort.

Sa pensée rôdait pourtant autour des hommes, avec une âpre passion que l'âge n'avait pas éteinte. Qu'il y eût en tout être, et en lui d'abord, un paranoïaque, il en était assuré depuis longtemps. Il avait cru, jadis, - temps révolus... - qu'il se rêvait héros. Non. Cette force, cette furieuse imagination souterraine qui était en lui-même (deviendrais-je fou, avait-il pensé, elle seule resterait de moi...) était prête à prendre toutes les formes, ainsi que la lumière. Comme Kyo, et presque pour les mêmes raisons, il songea aux disques dont celui-ci lui avait parlé ; et presque de la même façon, car les modes de pensée de Kyo étaient nés des siens. De même que Kyo n'avait pas reconnu sa propre voix parce qu'il l'avait entendue avec la gorge, de même la conscience que lui, Gisors, prenait de lui-même, était sans doute irréductible à celle qu'il pouvait prendre d'un autre être, parce qu'elle n'était pas acquise par les mêmes moyens. Elle ne devait rien aux sens. Il se sentait pénétrer, avec sa conscience intruse, dans un domaine qui lui appartenait plus que tout autre, posséder avec angoisse une solitude interdite où nul ne le rejoindrait jamais. Une seconde, il eut la sensation que c'était cela qui devait échapper à la mort... Ses mains, qui préparaient une nouvelle boulette, tremblaient légèrement. Cette solitude totale, même l'amour qu'il avait pour Kyo ne l'en délivrait pas. Mais s'il ne savait pas se fuir dans un autre être, il savait se délivrer : il y avait l'opium.

Cinq boulettes. Depuis des années il s'en tenait là, non sans peine, non sans douleur parfois. Il gratta le fourneau de sa pipe ; l'ombre de sa main fila du mur au plafond. Il repoussa la lampe de quelques centimètres ; les contours de l'ombre se perdirent. Les objets aussi se perdaient : sans changer de forme, ils cessaient d'être distincts de lui, le rejoignaient au fond d'un monde familier où une bienveillante indifférence mêlait toutes choses - un monde plus vrai que l'autre parce que plus constant, plus semblable à lui-même ; sûr comme une amitié, toujours indulgent et toujours retrouvé : formes, souvenirs, idées, tout plongeait lentement vers un univers délivré. Il se souvint d'un après-midi de septembre où le gris parfait du ciel rendait laiteuse l'eau d'un lac, dans les failles de vastes champs de nénuphars ; depuis les cornes vermoulues d'un pavillon abandonné jusqu'à l'horizon magnifique et morne, ne lui parvenait plus qu'un monde pénétré d'une mélancolie solennelle. Sans agiter sa sonnette, un bonze s'était accoudé à la rampe du pavillon, abandonnant son sanctuaire à la poussière, au parfum des bois odorants qui brûlaient ; les paysans qui recueillaient les graines de nénuphars passaient en barque, sans le moindre son ; près des dernières fleurs, deux longs plis d'eau naquirent du gouvernail, allèrent se perdre avec nonchalance dans l'eau grise. Elles se perdaient maintenant en lui-même, ramassant dans leur éventail tout l'accablement du monde, un accablement sans amertume, amené par l'opium à une pureté suprême. Les yeux fermés, porté par de grandes ailes immobiles, Gisors contemplait sa solitude : une désolation qui rejoignait le divin en même temps que s'élargissait jusqu'à l'infini ce sillage de sérénité qui recouvrait doucement les profondeurs de la mort.

4 heures et demie du matin.

Habillés déjà en soldats du Gouvernement, ciré sur le dos, les hommes descendaient un à un dans la grande vedette balancée par les remous du Yang-Tsé.

- Deux des marins sont du parti. Il faudra les interroger : ils doivent savoir où sont les armes, dit Kyo à Katow. À l'exception des bottes, l'uniforme modifiait peu l'aspect de celui-ci. Sa vareuse militaire était aussi mal boutonnée que l'autre. Mais la casquette neuve et dont il n'avait pas l'habitude, dignement posée sur son crâne, lui donnait l'air idiot. « Surprenant ensemble d'une casquette d'officier chinois et d'un nez pareil ! » pensa Kyo. Il faisait nuit...

- Mets le capuchon de ton ciré, dit-il pourtant.

La vedette se détacha du quai, prit enfin son élan dans la nuit. Elle disparut bientôt derrière une jonque. Des croiseurs, les faisceaux des projecteurs ramenés à toute volée du ciel sur le port confus se croisaient comme des sabres.

À l'avant, Katow ne quittait pas du regard le Shan Tung qui semblait s'approcher peu à peu. En même temps que l'envahissait l'odeur d'eau croupie, de poisson et de fumée du port (il était presque au ras de l'eau) qui remplaçait peu à peu celle de charbon du débarcadère, le souvenir qu'appelait en lui l'approche de chaque combat prenait une fois de plus possession de son esprit. Sur le front de Lithuanie, son bataillon avait été pris par les blancs. Les hommes désarmés se tenaient à l'alignement dans l'immense plaine de neige à peine visible au ras de l'aube verdâtre. « - Que les communistes sortent des rangs ! » La mort, ils le savaient. Les deux tiers du bataillon avaient avancé. « Ôtez vos tuniques. » « Creusez la fosse. » Ils avaient creusé. Lentement, car le sol était gelé. Les gardes blancs, un revolver de chaque main (les pelles pouvaient devenir des armes), inquiets et impatients, attendaient, à droite et à gauche, - le centre vide à cause des mitrailleuses dirigées vers les prisonniers. Le silence était sans limites, aussi vaste que cette neige à perte de vue. Seuls les morceaux de terre gelée retombaient avec un bruit sec de plus en plus précipité : malgré la mort, les hommes se dépêchaient pour se réchauffer. Plusieurs avaient commencé à éternuer. « - Ça va. Halte ! » Ils s'étaient retournés. Derrière eux, au delà de leurs camarades, femmes, enfants et vieillards du village étaient massés, à peine habillés, enveloppés dans des couvertures, mobilisés pour assister à l'exemple, agitant la tête comme s'ils se fussent efforcés de ne pas regarder, mais fascinés par l'angoisse. « - Ôtez vos pantalons ! » Car les uniformes étaient rares. Les condamnés hésitaient, à cause des femmes. « - Ôtez vos pantalons ! » Les blessures avaient apparu, une à une, bandées avec des loques : les mitrailleuses avaient tiré très bas et presque tous étaient blessés aux jambes. Beaucoup pliaient leurs pantalons, bien qu'ils eussent jeté leur capote. Ils s'étaient alignés de nouveau, au bord de la fosse cette fois, face aux mitrailleuses, clairs sur la neige : chair et chemises. Saisis par le froid, ils éternuaient sans arrêt, les uns après les autres, et ces éternuements étaient si intensément humains, dans cette aube d'exécution, que les mitrailleurs, au lieu de tirer, avaient attendu - attendu que la vie fût moins indiscrète. Ils s'étaient enfin décidés. Le lendemain soir, les rouges reprenaient le village : dix-sept mal mitraillés, dont Katow, avaient été sauvés. Ces ombres claires sur la neige verdâtre de l'aube, transparentes, secouées d'éternuements convulsifs en face des mitrailleuses, étaient là dans la pluie et la nuit chinoise, en face de l'ombre du Shan-Tung.