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Ils n'avaient à craindre que la trahison : ce camion bruyant, conduit par un chauffeur en uniforme de l'armée gouvernementale, n'éveillait nulle méfiance. Ils rencontrèrent une patrouille. « Je deviens le laitier qui fait sa tournée », pensa Kyo.

Le jour se levait.

DEUXIÈME PARTIE

22 MARS

11 heures du matin.

« Ça va mal », pensa Ferral. Son auto - la seule Voisin de Shanghaï, car le Président de la Chambre de Commerce française ne pouvait employer une voiture américaine - filait le long du quai. À droite, sous les oriflammes verticaux couverts de caractères : « Plus que douze heures de travail par jour. » « Plus de travail des enfants au-dessous de huit ans », des milliers d'ouvriers des filatures étaient debout, accroupis, couchés sur le trottoir dans un désordre tendu. L'auto dépassa un groupe de femmes, réunies sous la bannière « Droit de s'asseoir pour les ouvrières ». L'arsenal même était vide : les métallurgistes étaient en grève. À gauche, des milliers de mariniers en loques bleues, sans bannières, attendaient accroupis le long du fleuve. La foule des manifestants se perdait, du côté du quai, jusqu'au fond des rues perpendiculaires ; du côté du fleuve, elle s'accrochait aux appontements, cachait la limite de l'eau. La voiture quitta le quai, s'engagea dans l'avenue des Deux-Républiques. À peine avançait-elle encore, encastrée maintenant dans le mouvement de la foule chinoise qui crevait de toutes les rues vers le refuge de la concession française. Comme un cheval de course en dépasse un autre de la tête, du col, du poitrail, la foule « remontait » l'auto, lentement, constamment. Brouettes à une roue avec des têtes de bébé qui pendaient entre des bols, charrettes de Pékin, pousse-pousse, petits chevaux poilus, voitures à bras, camions chargés de soixante personnes, matelas monstrueux peuplés de tout un mobilier, hérissés de pieds de table, géants protégeant de leur bras tendu au bout duquel pendait une cage à merle, des femmes petites au dos couvert d'enfants... Le chauffeur put enfin tourner, s'engager dans des rues encombrées encore, mais où le vacarme du klaxon chassait la foule à quelques mètres en avant de l'auto. Il arriva aux vastes bâtiments de la police française.

Ferral gravit l'escalier presque en courant.

En dépit de ses cheveux rejetés en arrière, de son costume chiné, de sa chemise de soie grise, son visage gardait quelque chose de 1900, de sa jeunesse. Il souriait des gens « qui se déguisent en capitaines d'industrie », ce qui lui permettait de se déguiser en diplomate : il n'avait renoncé qu'au monocle. Les moustaches tombantes, presque grises, qui semblaient prolonger la ligne tombante de la bouche, donnaient au profil une expression de fine brutalité ; la force était dans l'accord du nez busqué et du menton presque en galoche, mal rasé ce matin : les employés des services de distribution d'eau étaient en grève, et l'eau calcaire apportée par les coolies dissolvait mal le savon. Il disparut au milieu des saluts.

Au fond du bureau de Martial, le directeur de la police, un indicateur chinois, hercule paterne, demandait :

- C'est tout, monsieur le Chef ?

- Travaillez aussi à désorganiser le syndicat, répondait Martial, de dos. Et faites-moi le plaisir d'en finir avec ce travail d'andouille ! Vous mériteriez qu'on vous foute à la porte : la moitié de vos hommes crèvent de complicité ! Je ne vous paie pas pour entretenir des quarts-de-révolutionnaire qui n'osent pas dire franchement ce qu'ils sont : la police n'est pas une usine à fournir des alibis. Tous les agents qui trafiquottent avec le Kuomintang, foutez-les-moi à la porte, et que je n'aie pas à vous le redire ! Et tâchez de comprendre, au lieu de me regarder d'un air idiot ! Si je ne connaissais pas mieux la psychologie de mes bonshommes que vous celle des vôtres, ce serait du propre !

- Monsieur le...

- Réglé. Entendu. Classé. Foutez-moi le camp, et plus vite que ça. Bonjour, monsieur Ferral.

Il venait de se retourner : une gueule militaire, moins significative que ses épaules.

- Bonjour, Martial. Alors ?

- Pour garder la voie ferrée, le gouvernement est obligé d'immobiliser des milliers d'hommes. On ne tient pas contre un pays tout entier, vous savez, à moins de disposer d'une police comme la nôtre. La seule chose sur quoi le gouvernement puisse compter, c'est le train blindé, avec ses instructeurs russes-blancs. Ça, c'est sérieux.

- Une minorité comporte encore une majorité d'imbéciles. Enfin, soit.

- Tout dépend du front. Ici, ils vont essayer de se révolter. Il va peut-être leur en cuire : car ils sont à peine armés.

Ferral ne pouvait qu'écouter et attendre, ce qu'il détestait le plus au monde. Les pourparlers engagés par les chefs des groupes anglo-saxons et Japonais, par lui, par certains consulats, avec les intermédiaires dont regorgeaient les grands hôtels des concessions, demeuraient sans conclusion. Cet après-midi, peut-être...

Shanghaï aux mains de l'armée révolutionnaire, il faudrait que le Kuomintang choisît enfin entre la démocratie et le communisme. Les démocraties sont toujours de bons clients. Et une société peut faire des bénéfices sans s'appuyer sur des Traités. Par contre, la ville soviétisée, le Consortium Franco-Asiatique - et, avec lui, tout le commerce français de Shanghaï, - s'écroulait ; Ferral pensait que les puissances abandonneraient leurs nationaux, comme l'Angleterre l'avait fait à Han-Kéou. Son but immédiat était que la ville ne fût pas prise avant l'arrivée de l'armée, que les communistes ne pussent rien faire seuls.

- Combien de troupes, Martial, en plus du train blindé ?

- Deux mille hommes de police et une brigade d'infanterie, monsieur Ferral.

- Et de révolutionnaires capables de faire autre chose que bavarder ?

- Armés, quelques centaines à peine... Pour les autres je ne crois pas que ce soit la peine d'en parler. Comme ici il n'y a pas de service militaire, ils ne savent pas se servir d'un fusil, ne l'oubliez pas. Ces gars-là, en février, étaient deux ou trois mille si l'on compte les communistes... ils sont sans doute un peu plus nombreux maintenant.

Mais, en février l'armée du gouvernement n'était pas détruite.

- Combien les suivront ? reprit Martial. Mais tout ça, voyez-vous, monsieur Ferral, ça ne nous avance pas beaucoup. Il faudrait connaître la psychologie des chefs... Celle des hommes, je la connais un peu. Le Chinois, voyez-vous...

Parfois - rarement - Ferral regardait le directeur comme il le faisait en ce moment ; ce qui suffisait à le faire taire. Expression moins de mépris, d'irritation, que de jugement : Ferral ne disait pas, de sa voix cassante et un peu mécanique : « Ça va durer longtemps » mais il l'exprimait. Il ne pouvait supporter que Martial attribuât à sa perspicacité les renseignements de ses indicateurs.

Si Martial l'eût osé, il eût répondu : « Qu'est-ce que ça peut vous faire ? » Il était dominé par Ferral et ses rapports avec lui avaient été établis par des ordres auxquels il ne pouvait que se soumettre ; l'autorité intérieure de Ferral était beaucoup plus intense que la sienne ; mais il ne pouvait supporter cette insolente indifférence, cette façon de le réduire à l'état de machine, de le nier dès qu'il voulait parler en tant qu'individu et non transmettre des renseignements. Les parlementaires en mission lui avaient parlé de l'action de Ferral, avant sa chute, aux Comités de la Chambre. Des qualités qui donnaient à ses discours leur netteté et leur force, il faisait en séance un tel emploi que ses collègues le détestaient chaque année davantage : il avait un talent unique pour leur refuser l'existence. Alors qu'un Jaurès, un Briand, leur conféraient une vie personnelle dont ils étaient souvent bien privés, leur donnaient l'illusion de faire appel à chacun d'eux, de vouloir les convaincre, de les entraîner dans une complicité où les eût réunis une commune expérience de la vie et des hommes, Ferral dressait une architecture de faits, et terminait par : « En face de telles conditions, il serait donc, messieurs, de toute évidence absurde... » Il contraignait ou payait. Ça n'avait pas changé, constatait Martial.