Выбрать главу

Plongeant sur eux, l'auto secouait sur les caniveaux les deux détectives accrochés à ses marchepieds. La Ford passa. Tchen, arrêté, ouvrir sa serviette, posa sa main sur la bombe enveloppée dans un journal. Le marchand glissa en souriant la boucle de ceinture dans la poche vide de la serviette ouverte. C'était la plus éloignée de lui. Il barrait ainsi les deux bras de Tchen.

- Vous paierez ce que vous voudrez.

- Allez-vous-en !

Stupéfait par ce cri, l'antiquaire regarda Tchen, la bouche ouverte lui aussi.

- Ne seriez-vous pas un peu souffrant ? » Tchen ne voyait plus rien, mou comme s'il allait s'évanouir : l'auto passait.

Il n'avait pu se dégager à temps du geste de l'antiquaire.

« Ce client va se trouver mal », pensa celui-ci. Il s'efforça de le soutenir. D'un coup, Tchen rabattit les deux bras tendus devant lui et partit en avant. La douleur arrêta le marchand. Tchen courait presque.

- Ma plaque ! cria le marchand. Ma plaque !

Elle était toujours dans la serviette. Tchen ne comprenait pas. Chacun de ses muscles, le plus fin de ses nerfs, attendaient une détonation qui emplirait la rue, se perdrait lourdement sous le ciel bas. Rien. L'auto avait tourné, avait même sans doute maintenant dépassé Souen. Et ce marchand abruti restait là. Il n'y avait pas de danger, puisque tout était manqué. Qu'avaient fait les autres ? Tchen commença à courir. « Au voleur ! » cria l'antiquaire. Des marchands parurent. Tchen comprit. De rage, il eut envie de s'enfuir avec cette plaque, de la lancer n'importe où. Mais de nouveaux badauds s'approchaient. Il la jeta à la figure de l'antiquaire et s'aperçut qu'il n'avait pas refermé sa serviette. Depuis le passage de l'auto, elle était restée ouverte, sous les yeux de ce crétin et des passants, la bombe visible, plus même protégée par le papier qui avait glissé. Il referma enfin la serviette avec prudence (il faillit la rabattre à toute volée) ; il luttait de toute sa force contre ses nerfs. Le marchand regagnait au plus vite son magasin. Tchen reprit sa course.

- Eh bien ? dit-il à Peï dès qu'il le rejoignit.

- Et toi ?

Ils se regardèrent haletants, chacun voulant d'abord entendre l'autre. Souen, qui s'approchait, les voyait ainsi empêtrés dans une immobilité pleine d'hésitations et de velléités, de profil sur des maisons floues ; la lumière très forte malgré les nuages détachait le profil d'épervier bonasse de Tchen et la tête rondouillarde de Peï, isolait ces deux personnages aux mains tremblantes, plantés sur leurs ombres courtes de début d'après-midi parmi les passants affairés et inquiets. Tous trois portaient toujours les serviettes : il était sage de ne pas rester là trop longtemps. Les restaurants n'étaient pas sûrs. Et ils ne s'étaient que trop réunis et séparés dans cette rue, déjà. Pourquoi ? Il ne s'était rien passé...

- Chez Hemmelrich, dit pourtant Tchen.

Ils s'engagèrent dans les ruelles.

- Qu'est-il arrivé ? demanda Souen.

Tchen le lui expliqua. Peï, lui, avait été troublé lorsqu'il avait vu que Tchen ne quittait pas seul le magasin de l'antiquaire. Il s'était dirigé vers son poste, à quelques mètres du coin. L'usage, à Shanghaï, est de conduire à gauche ; l'auto tournait d'ordinaire au plus court, et Peï s'était placé sur le trottoir de gauche, pour lancer sa bombe de près. Or, l'auto allait vite ; il n'y avait pas de voitures à ce moment dans l'avenue des Deux-Républiques. Le chauffeur avait tourné au plus large ; il avait donc longé l'autre trottoir, et Peï s'était trouvé séparé de lui par un pousse.

- Tant pis pour le pousse ! dit Tchen. Il y a des milliers d'autres coolies qui ne peuvent vivre que de la mort de Chang-Kaï-Shek.

- J'aurais manqué mon coup.

Souen, lui, n'avait pas lancé ses grenades parce que l'abstention de ses camarades lui avaient fait supposer que le général n'était pas dans la voiture.

Ils avançaient en silence entre les murs que le ciel jaunâtre et chargé de brume rendait blêmes, dans une solitude misérable criblée de détritus et de fils télégraphiques.

- Les bombes sont intactes, dit Tchen à mi-voix. Nous recommencerons tout à l'heure.

Mais ses deux compagnons étaient écrasés ; ceux qui ont manqué leur suicide le tentent rarement à nouveau. La tension de leurs nerfs, qui avait été extrême, devenait trop faible. À mesure qu'ils avançaient, l'ahurissement faisait place en eux au désespoir.

- C'est ma faute, dit Souen.

Peï répéta :

- C'est ma faute.

- Assez », dit Tchen, excédé. Il réfléchissait, en poursuivant cette marche misérable. Il ne fallait pas recommencer de la même façon. Ce plan était mauvais, mais il était difficile d'en imaginer un autre. Il avait pensé que... Ils arrivaient chez Hemmelrich.

Du fond de sa boutique, Hemmelrich entendait une voix qui parlait en chinois, deux autres qui répondaient. Leur timbre, leur rythme inquiet, l'avaient rendu attentif. « Déjà hier, pensa-t-il, j'ai vu se balader par ici deux types qui avaient des gueules à souffrir d'hémorroïdes tenaces, et qui n'étaient sûrement pas là pour leur plaisir... » Il lui était difficile d'entendre distinctement : au-dessus, l'enfant criait sans cesse. Mais les voix se turent et de courtes ombres, sur le trottoir, montrèrent que trois corps étaient là. La police ?.. Hemmelrich se leva, pensa au peu de crainte qu'inspireraient à des agresseurs son nez plat et ses épaules en avant de boxeur crevé, et marcha vers la porte. Avant que sa main eût atteint sa poche, il avait reconnu Tchen ; il la lui tendit au lieu de tirer son revolver.

- Allons dans l'arrière-boutique, dit Tchen.

Tous trois passèrent devant Hemmelrich. Il les examinait. Une serviette chacun, non pas tenue négligemment, mais serrée par les muscles crispés du bras.

- Voici, dit Tchen dès que la porte fut refermée peux-tu nous donner l'hospitalité quelques heures ? À nous et à ce qu'il y a dans nos serviettes ?

- Des bombes ?

- Oui.

- Non.

Le gosse, là-haut, continuait à crier. Ses cris les plus douloureux étaient devenus des sanglots, et parfois de petits gloussements, comme s'il eût crié pour s'amuser - d'autant plus poignants. Disques, chaises, grillon, étaient à tel point les mêmes que lorsque Tchen était venu là après le meurtre de Tang-Yen-Ta, que Hemmelrich et lui se souvinrent ensemble de cette soirée. Il ne dit rien, mais Hemmelrich le devina :

- Les bombes, reprit-il, je ne peux pas en ce moment. S'ils trouvent des bombes ici, ils tueront la femme et le gosse.

- Bong. Allons chez Shia. » C'était le marchand de lampes qu'avait visité Kyo, la veille de l'insurrection. « À cette heure, il n'y a que le garçong. »

- Comprends-moi, Tchen : le gosse est très malade, et la mère n'est pas brillante...

Il regardait Tchen, les mains tremblantes.

- Tu ne peux pas savoir, Tchen, tu ne peux pas savoir le bonheur que tu as d'être libre !..

- Si, je le sais.

Les trois Chinois sortirent.

« Bon dieu de bon dieu de bon Dieu ! pensait Hemmelrich, est-ce que je ne serai jamais à sa place ? » Il jurait en lui-même avec calme, comme au ralenti. Et il remontait lentement vers la chambre. Sa Chinoise était assise, le regard fixé sur le lit et ne se détourna pas.

- La dame a été gentille aujourd'hui, dit l'enfant elle ne m'a presque pas fait mal...

La dame, c'était May. Hemmelrich se souvenait : « Mastoïdite... Mon pauvre vieux, il faudra briser l'os... » Ce gosse, presque un bébé, n'avait encore de la vie que ce qu'il en fallait pour souffrir. Il faudrait « lui expliquer ». Lui expliquer quoi ? Qu'il était profitable de se faire casser les os de la face pour ne pas mourir, pour être récompensé par une vie aussi précieuse et délicate que celle de son père ? « Putain de jeunesse ! » avait-il dit pendant vingt ans. Combien de temps encore avant de dire « Putain de vieillesse ! » et de passer à ce malheureux gosse ces deux parfaites expressions de la vie ? Le mois précédent, le chat s'était démis la patte, et il avait fallu le tenir pendant que le vétérinaire chinois replaçait le membre, et que la bête hurlait et se débattait ; elle ne comprenait rien ; il sentait qu'elle se croyait torturée. Et le chat n'était pas un enfant, ne disait pas : « Il ne m'a presque pas fait mal... » Il redescendit. L'odeur des cadavres sur lesquels s'acharnaient sans doute les chiens, tout près, dans les ruelles, entrait dans le magasin avec un soleil confus. « Ce n'est pas la souffrance qui manque », pensa-t-il.