- Kyo a raison : ce qui nous manque le plus c'est le sens du hara-kiri. Mais le japonais qui se tue risque de devenir un dieu, ce qui est le commencement de la saloperie. Non : il faut que le sang retombe sur les hommes - et qu'il y reste.
- J'aime mieux tenter de réussir, dit Souen, - de réussir - plusieurs attentats que de décider que je n'en tenterai qu'un parce qu'après je serai mort !
Pourtant, au-dessous des mots de Tchen, vibrant de leur timbre plus que de leur sens, - sa voix avait pris une intensité extrême - un courant attirait Souen.
- Il faut que je me jette sous l'auto, répondit Tchen.
Le cou immobile, ils le suivaient du regard, tandis qu'il s'éloignait et revenait ; lui ne les regardait plus. Il trébucha sur une des lampes posées par terre, se rattrapa au mur : la lampe tomba, se cassa en tintant. Son ombre redressée se détachait confusément au-dessus de leurs têtes sur les derniers rangs des lampes ; Souen commençait à comprendre ce que Tchen attendait de lui ; pourtant, méfiance de lui-même, ou défense contre ce qu'il prévoyait :
- Qu'est-ce que tu veux ?
Tchen s'aperçut qu'il ne le savait pas. Il lui semblait lutter, non contre Souen, mais contre sa pensée qui le fuyait. Enfin :
- Que cela ne soit pas perdu.
- Tu veux que nous prenions l'engagement de t'imiter ? C'est bien cela ?
- Ce n'est pas une promesse que j'attends. C'est un besoin.
Les reflets s'effaçaient sur les lampes. Le jour baissait dans la pièce sans fenêtre : sans doute les nuages s'amassaient-ils dehors. Tchen se souvint de Gisors : « Près de la mort, une telle passion aspire à se transmettre... » Soudain, il comprit. Souen aussi comprenait.
- Tu veux faire du terrorisme une espèce de religion ?
Les mots étaient creux, absurdes, trop faibles pour exprimer ce que Tchen voulait d'eux.
- Pas une religion. Le sens de la vie. La...
Il faisait de la main le geste convulsif de pétrir, et sa pensée semblait haleter comme une respiration.
« ... La possession complète de soi-même.
Et, pétrissant toujours :
- Serré, serré, comme cette main serre l'autre - (il la serrait de toute sa force), ce n'est pas assez, comme...
Il ramassa l'un des morceaux de verre de la lampe cassée. Un large éclat triangulaire, plein de reflets. D'un coup, il l'enfonça dans sa cuisse. Sa voix saccadée était pénétrée d'une certitude sauvage, mais il semblait bien plus posséder son exaltation qu'être possédé par elle. Pas fou du tout. À peine si les deux autres le voyaient encore, et pourtant, il emplissait la pièce. Souen commença à avoir peur :
- Je suis moins intelligent que toi, Tchen, mais pour moi... pour moi, non. J'ai vu mon père pendu par les mains, battu à coups de rotin sur le ventre, pour qu'il avouât où son maître avait caché l'argent qu'il ne possédait pas. C'est pour les nôtres que je combats, pas pour moi.
- Pour les nôtres, tu ne peux pas faire mieux que décider de mourir. L'efficacité d'aucun homme ne peut être comparée à celle de l'homme qui a choisi cela. Si nous l'avions décidé, nous n'aurions pas manqué Chang-Kaï-Shek tout à l'heure.
- Toi, tu as peut-être besoin de ça. Je ne sais pas... » Il se débattait. « S'j'étais d'accord, comprends-tu, il me semblerait que je ne me fais pas tuer pour tous, mais...
- Mais ?
Presque complètement assombri, le mauvais jour de l'après-midi restait là sans disparaître tout à fait, éternel.
- Pour toi.
Une forte odeur de pétrole rappela à Tchen les touques d'essence de l'incendie du poste, le premier jour de l'insurrection. Mais tout plongeait dans le passé, même Souen, puisqu'il ne voulait pas le suivre. Pourtant, la seule volonté que sa pensée présente ne transformât pas en néant, c'était de créer ces juges condamnés, cette race de vengeurs. Cette naissance se faisait en lui, comme toutes les naissances, en le déchirant et en l'exaltant - sans qu'il en fût le maître. Il ne pouvait plus supporter aucune présence.
- Toi qui écris, dit-il à Peï, tu expliqueras.
Peï essuyait ses lunettes. Tchen releva son pantalon, banda sa cuisse avec un mouchoir sans laver la blessure - pourquoi faire ? elle n'aurait pas le temps de s'infecter - avant de sortir. « On fait toujours la même chose », se dit-il, troublé, pensant au couteau qu'il s'était enfoncé dans le bras.
- Je partirai seul, dit-il. Et je suffirai seul, ce soir.
- J'organiserai quand même quelque chose, répondit Souen.
- Ce sera trop tard.
Devant la boutique Peï suivit Tchen. Celui-ci s'aperçut que l'adolescent, lunettes à la main - tellement plus humain, ce visage de gosse, sans verres sur les yeux - pleurait en silence.
- Où vas-tu ?
- Je viens.
Tchen s'arrêta. Il l'avait toujours cru de l'avis de Souen ; il lui montra du doigt celui-ci resté devant la porte.
- J'irai avec toi, reprit Peï.
Il s'efforçait de parler le moins possible, la voix faussée, la pomme d'Adam secouée de sanglots silencieux.
- Non. Aujourd'hui, témoigne.
Il crispa ses doigts dans les bras de Peï.
- Témoigne, répéta-t-il.
Il s'écarta. Peï resta sur le trottoir, la bouche ouverte, essuyant toujours ses verres de lunettes, comique. Jamais il n'eût cru qu'on pût être si seul.
3 heures.
Clappique avait pensé trouver Kyo chez lui. Mais non : dans la grande pièce au tapis jonché de croquis que ramassait un disciple en kimono, Gisors causait avec son beau-frère, le peintre Kama.
- Bonjour, mon bon ! Dans mes bras !
Il s'assit tranquillement.
- Dommage que votre fils ne soit pas là.
- Voulez-vous l'attendre ?
- Essayons. J'ai diablement besoin de le voir. Qu'est-ce que ce nouveau petit caquetusse, sous la table à opium ? La collection devient digne de respect. Ravissant, cher ami, rra-vis-sant ! Il faut que j'en achète un. Où l'avez-vous trouvé ?
- C'est un présent. Il m'a été envoyé peu avant une heure.
Clappique lisait les caractères chinois tracés sur le tuteur plat de la plante ; un gros : Fidélité ; trois petits, une signature : Tchen-Ta-Eul.
- Tchen-Ta-Eul... Tchen... Connais pas. Dommage. C'est un garçon qui se connaît en cactus.
Il se souvint que, le lendemain, il devait être parti. Il fallait trouver l'argent du départ, et non acheter des cactus. Impossible de vendre rapidement des objets d'art dans la ville occupée militairement. Ses amis étaient pauvres. Et Ferral ne se laissait taper sous aucun prétexte. Il l'avait chargé d'acheter pour lui des lavis de Kama, lorsque le peintre japonais arriverait. Quelques dizaines de dollars de commission...
- Kyo devrait être là, dit Gisors. Il avait beaucoup de rendez-vous aujourd'hui, n'est-ce pas...
- Il ferait peut-être mieux de les manquer, grogna Clappique.
Il n'osa rien ajouter. Il ignorait ce que Gisors connaissait de l'activité de Kyo. Mais l'absence de toute question l'humilia :