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- Vous savez que c'est très sérieux.

- Tout ce qui touche Kyo est sérieux pour moi.

- Vous n'avez pas d'idée sur les moyens de gagner ou de trouver immédiatement quatre ou cinq cents dollars ?

Gisors sourit tristement. Clappique le savait pauvre ; et ses œuvres d'art, même s'il eût accepté de les vendre...

« Gagnons donc nos quelques sols », pensa le baron. Il s'approcha, regarda les lavis épars sur le divan. Bien qu'assez fin pour ne pas juger de l'art japonais traditionnel en fonction de ses rapports avec Cézanne ou Picasso, il le détestait aujourd'hui : le goût de la sérénité est faible chez les hommes traqués. Feux perdus dans la montagne, rues de villages que dissolvait la pluie, vols d'échassiers sur la neige tout ce monde où la mélancolie préparait au bonheur. Clappique imaginait, hélas ! sans peine, les paradis à la porte desquels il devait rester, mais s'irritait de leur existence.

- La plus belle femme du monde, dit-il, nue, excitée, mais avec une ceinture de chasteté. Pour Ferral, pas pour moi. Rentrez sous terre !

Il en choisit quatre, dicta l'adresse au disciple.

- Parce que vous pensez à notre art, dit Gisors ; celui-ci ne sert pas à la même chose.

- Pourquoi peignez-vous, Kama-San ?

En kimono comme son disciple, un effet de lumière sur son crâne chauve, le vieux maître regardait Clappique avec curiosité.

Le disciple laissa le croquis, traduisit, répondit :

- Le maître dit : d'abord, pour ma femme, parce que je l'aime...

- Je ne dis pas pour qui, mais pour quoi ?

- Le maître dit qu'il est difficile de vous expliquer. Il dit : Quand je suis allé en Europe, j'ai vu les musées. Plus vos peintres font des pommes, et même des lignes qui ne représentent pas des choses, plus ils parlent d'eux. Pour moi, c'est le monde qui compte.

Kama dit une phrase de plus ; à peine une expression de douceur passa-t-elle sur son visage d'indulgente vieille dame.

- Le maître dit : La peinture, chez nous, ce serait, chez vous, la charité.

Un second disciple, cuisinier, apporta des bols de saké, puis se retira. Kama parla de nouveau.

- Le maître dit que s'il ne peignait plus, il lui semblerait qu'il est devenu aveugle. Et plus qu'aveugle : seul.

- Minute ! dit le baron, un œil ouvert, l'autre fermé, l'index pointé. Si un médecin vous disait : « Vous êtes atteint d'une maladie incurable, et vous mourrez dans trois mois », peindriez-vous encore ?

- Le maître dit que s'il savait qu'il va mourir, il pense qu'il peindrait mieux, mais pas autrement.

- Pourquoi mieux ? demanda Gisors.

Il ne cessait de penser à Kyo. Ce qu'avait dit Clappique en entrant suffisait à l'inquiéter : aujourd'hui, la sérénité était presque une insulte.

Kama répondit. Gisors traduisit lui-même :

- Il dit : « Il y a deux sourires - celui de ma femme et celui de ma fille - dont je penserais alors que je ne les verrais plus jamais, et j'aimerais davantage la tristesse. Le monde est comme les caractères de notre écriture. Ce que le signe est à la fleur, la fleur elle-même, celle-ci (il montra l'un des lavis) l'est à quelque chose. Tout est signe. Aller du signe à la chose signifiée, c'est approfondir le monde, c'est aller vers Dieu. Il pense que l'approche de la mort... Attendez...

Il interrogea de nouveau Kama, reprit sa traduction :

« Oui, c'est ça. Il pense que l'approche de la mort lui permettrait peut-être de mettre en toutes choses assez de ferveur, de tristesse, pour que toutes les formes qu'il peindrait devinssent des signes compréhensibles, pour que ce qu'elles signifient - ce qu'elles cachent aussi - se révélât.

Clappique éprouvait la sensation de souffrir en face d'un être qui nie la douleur. Il écoutait avec attention, ne quittant pas du regard le visage d'ascète indulgent de Kama, tandis que Gisors traduisait ; coudes au corps, mains jointes. Clappique, dès que son visage exprimait l'intelligence, prenait l'aspect d'un singe triste et frileux.

- Peut-être ne posez-vous pas très bien la question, dit Gisors.

Il dit en japonais une phrase très courte. Kama avait jusque-là répondu presque tout de suite. Il réfléchit.

- Quelle question venez-vous de lui poser ? demanda Clappique à mi-voix.

- Ce qu'il ferait si le médecin condamnait sa femme.

- Le maître dit qu'il ne croirait pas le médecin.

Le disciple-cuisinier revint et emporta les bols sur un plateau. Son costume européen, son sourire, ses gestes que la joie rendait extravagante, jusqu'à sa déférence, tout en lui semblait étrange, même à Gisors. Kama dit, à mi-voix, une phrase que l'autre disciple ne traduisit pas.

- Au Japon, ces jeunes gens ne boivent jamais de vin, dit Gisors. Il est blessé que ce disciple soit ivre.

Son regard se perdit : la porte extérieure s'ouvrait. Un bruit de pas. Mais ce n'était pas Kyo. Le regard redevint précis, se posa avec fermeté sur celui de Kama :

- Et si elle était morte ?

Eût-il poursuivi ce dialogue avec un Européen ? Mais le vieux peintre appartenait à un autre univers. Avant de répondre, il eut un long sourire triste, non des lèvres, mais des paupières :

- On peut communier même avec la mort... C'est le plus difficile, mais peut-être est-ce le sens de la vie...

Il prenait congé, regagnait sa chambre, suivi du disciple. Clappique s'assit.

- Pas un mot !.. Remarquable, mon bon, rremarquable ! Il est parti comme un fantôme bien élevé. Savez-vous que les jeunes fantômes sont fort mal élevés et que les vieux ont le plus grand mal à leur enseigner à faire peur aux gens, car lesdits jeunes ignorent toutes langues, et ne savent dire que : Zip-zip... Ce dont...

Il s'arrêta : le heurtoir, de nouveau. Dans le silence, commencèrent à tinter des notes de guitare ; elles s'organisèrent bientôt en une chute lente qui s'épanouit en descendant, jusqu'aux plus graves longuement maintenues et perdues enfin dans une sérénité solennelle.

- Qu'est-ce à, mais qu'est-ce à dire ?

- Il joue du shamisen. Toujours, lorsque quelque chose l'a troublé : hors du Japon, c'est sa défense... Il m'a dit, en revenant d'Europe : « je sais maintenant que je peux retrouver n'importe où mon silence intérieur... »

- Chiqué ?

Clappique avait posé distraitement sa question : il écoutait. À cette heure où sa vie était peut-être en danger (bien que rarement il s'intéressât assez à lui-même pour se sentir réellement menacé) ces notes si pures et qui faisaient refluer en lui, avec l'amour de la musique dont avait vécu sa jeunesse, cette jeunesse même et tout le bonheur détruit avec elle, le troublaient aussi.

Le bruit d'un pas, une fois de plus : déjà Kyo entrait.

Il emmena Clappique dans sa chambre. Divan, chaise, bureau, murs blancs : une austérité préméditée. Il y faisait chaud ; Kyo jeta son veston sur le divan, resta en pull-over.

- Voici, dit Clappique. On vient de me donner un p'petit tuyau dont vous auriez tort de ne pas tenir le plus grand compte : si nous n'avons pas filé d'ici demain soir, nous sommes morts.

- De quelle origine, ce tuyau ? Police ?

- Bravo. Inutile de vous dire que je ne puis vous en raconter plus long. Mais c'est sérieux. L'histoire du bateau est connue. Tenez-vous tranquille, et filez avant quarante-huit heures.

Kyo allait dire : elle n'est plus un délit puisque nous avons triomphé. Il se tut. Il s'attendait trop à la répression du mouvement ouvrier pour être surpris. Il s'agissait de la rupture, ce que Clappique ne pouvait deviner ; et si celui-ci était poursuivi, c'était que le Shan-Tung ayant été pris par les communistes, on le croyait lié à eux.

- Que pensez-vous faire ? reprit Clappique.

- Réfléchir, d'abord.

- Pénétrante idée ! Et vous avez des sols pour filer ?