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Kyo haussa les épaules en souriant.

- Je n'ai pas l'intention de filer.

- Votre renseignement n'en est pas moins de la plus grande importance pour moi, reprit-il après un instant.

- Pas l'intention de filer ! Vous préférez vous faire zigouiller ?

- Peut-être. Mais vous voulez partir, vous ?

- Pourquoi resterais-je ?

- Combien vous faut-il ?

- Trois cents, quatre cents...

- Peut-être pourrai-je vous en donner une partie. J'aimerais vous aider. Ne croyez pas que j'imagine payer ainsi le service que vous me rendez...

Clappique sourit tristement. Il ne se méprenait pas à la délicatesse de Kyo, mais il y était sensible.

- Où serez-vous ce soir ? reprit Kyo.

- Où vous voudrez.

- Non.

- Disons donc au Black Cat. Il faut que je cherche mes p'petits argents de diverses manières.

- Ça va : la boîte est sur le territoire des concessions ; donc, pas de police chinoise. Et le kidnappage{3} y est moins à craindre même qu'ici : trop de gens... J'y passerai entre onze et onze et demie. Mais pas plus tard. J'ai ensuite un rendez-vous...

Clappique détourna son regard.

« ... que je suis résolu à ne pas manquer. Vous êtes sûr que le Cat ne sera pas fermé ?

- Folie ! Ce sera plein d'officiers de Chang-Kaï-Shek ; leurs uniformes glorieux se noueront dans les danses aux corps des filles perdues. En gracieuses guirlandes, vous dis-je ! Je vous attendrai donc en contemplant avec attention ce spectacle nécessaire, jusque vers onze heures et demie.

- Croyez-vous que vous puissiez être renseigné davantage, ce soir ?

- J'essaierai.

- Vous me rendriez peut-être un grand service. Plus grand service que vous ne pouvez le penser. Suis-je désigné nommément ?

- Oui.

- Et mon père ?

- Non. Je l'aurais prévenu. Il n'était pour rien dans l'affaire du Shan-Tung.

Kyo savait que ce n'était pas au Shan-Tung qu'il fallait penser, mais à la répression. May ? Son rôle était trop peu important pour qu'il y eût lieu d'interroger Clappique. Quant à ses compagnons, s'il était menacé, tous l'étaient.

- Merci.

Ils revinrent ensemble. Dans la pièce aux phénix, May disait à Gisors :

- C'est très difficile : si l'Union des Femmes accorde le divorce aux femmes maltraitées, les maris quittent l'Union révolutionnaire ; et si nous ne le leur accordons pas, elles perdent toute confiance en nous. Elles n'ont pas tort...

- Pour organiser, dit Kyo, je crains qu'il ne soit trop tôt ou trop tard.

Clappique partait, sans écouter.

- Soyez, comme à l'ordinaire, munificent, dit-il à Gisors : donnez-moi votre caquetusse.

- J'ai de l'affection pour le garçon qui me l'a envoyé... N'importe quel autre, volontiers...

C'était un petit cactus hirsute.

- Tant pis.

- À bientôt.

- À bien... Non. Peut-être. Au revoir, mon bon. Le seul homme de Shanghaï qui n'existe pas - pas un mot : qui n'existe absolument pas ! - vous salue.

Il sortit.

May et Gisors regardaient Kyo avec angoisse ; il expliqua aussitôt :

- Il a appris de la police que je suis visé ; il me conseille de ne pas bouger d'ici, sauf pour filer avant deux jours. D'autre part, la répression est imminente. Et les dernières troupes de la 1re division ont quitté la ville.

C'était la seule division sur laquelle pussent compter les communistes. Chang-Kaï-Shek le savait : il avait ordonné à son général de rejoindre le front avec ses troupes. Celui-ci avait proposé au Comité central communiste d'arrêter Chang-Kaï-Shek. On lui avait conseillé de temporiser, de se faire passer pour malade ; il s'était vite trouvé en face d'un ultimatum. Et, n'osant pas combattre sans l'accord du Parti, il avait quitté la ville, tentant seulement d'y laisser quelques troupes. Elles venaient de partir à leur tour.

- Elles ne sont pas loin encore, reprit Kyo ; et même la division peut revenir si nous tenons la ville assez longtemps.

La porte se rouvrit, un nez passa, une voix caverneuse dit : « La baron de Clappique n'existe pas. »

La porte se referma.

- Rien de Han-Kéou ? demanda Kyo.

- Rien.

Depuis son retour, il organisait clandestinement des groupes de combat contre Chang-Kaï-Shek, comme il en avait organisé contre les Nordistes. Le Komintern avait repoussé tous les mots d'ordre d'opposition, mais accepté le maintien des groupes communistes de choc ; des nouveaux groupes de militants, Kyo et ses camarades voulaient faire les organisateurs des masses qui chaque jour maintenant se dirigeaient vers les Unions ; mais les discours officiels du Parti communiste chinois, toute la propagande d'union avec le Kuomintang, les paralysaient. Seul, le Comité militaire s'était joint à eux ; toutes les armes n'avaient pas été rendues, mais Chang-Kaï-Shek exigeait ce jour même la remise des armes qui n'avaient pas encore été rendues. Un dernier appel du Comité militaire avait été télégraphié à Han-Kéou.

Le vieux Gisors - au courant cette fois - était inquiet. Comme Kyo, il était sûr que Chang-Kaï-Shek tenterait d'écraser les communistes ; comme Kyo, il pensait que le meurtre du général eût touché la réaction là où elle était le plus vulnérable. Mais il détestait le caractère de complot de leur action présente. La mort de Chang-Kaï-Shek, la prise même du gouvernement de Shanghaï, ne menaient qu'à l'aventure. Avec quelques-uns des membres du Komintern, il souhaitait le retour à Canton de l'armée de fer et de la fraction communiste du Kuomintang : là, appuyés sur une ville révolutionnaire, sur un arsenal actif et approvisionné, les rouges pourraient s'établir et attendre le moment propice à une nouvelle campagne du Nord que préparait profondément la réaction imminente. Les généraux de Han-Kéou, avides de terres à conquérir, ne l'étaient guère du sud de la Chine où les Unions fidèles à ceux qui représentaient la mémoire de Sun-Yat-Sen les eussent contraints à une constante et peu fructueuse guérilla. Au lieu de devoir combattre les Nordistes, puis Chang-Kaï-Shek, l'armée rouge eût ainsi laissé à celui-ci le soin de combattre ceux-là ; quel que fût l'ennemi qu'elle rencontrât ensuite à Canton, elle ne l'eût rencontré qu'affaibli. « Les ânes sont trop fascinés par leur carotte, disait Gisors des généraux, pour nous mordre en ce moment si nous ne nous plaçons pas entre elle et eux... » Mais la majorité du Parti communiste chinois, et peut-être Moscou, jugeaient ce point de vue « liquidateur ».

Kyo pensait, comme son père, que la meilleure politique était celle du retour à Canton. Il eût voulu de plus préparer par une propagande intense l'émigration en masse des ouvriers - ils ne possédaient rien - de Shanghaï à Canton. C'était très difficile, non impossible : les débouchés des provinces du Sud étant assurés, les masses ouvrières eussent apporté à Canton une industrialisation rapide. Tactique dangereuse pour Shanghaï : les ouvriers des filatures sont plus ou moins qualifiés, et instruire de nouveaux ouvriers était former de nouveaux révolutionnaires, à moins d'élever les salaires, « hypothèse exclue, eût dit Ferral, en raison de l'état actuel des industries chinoises ». Vider Shanghaï au profit de Canton, comme Hong-Kong en 1925... Hong-Kong est à cinq heures de Canton, et Shanghaï à cinq jours : difficile entreprise, plus difficile peut-être que de se laisser tuer, mais moins imbécile.

Depuis son retour de Han-Kéou, il était convaincu que la réaction se préparait ; même si Clappique ne l'eût pas prévenu, il eût considéré la situation, en cas d'attaque des communistes par l'armée de Chang-Kaï-Shek, comme si désespérée que tout événement, même le meurtre du général (quelles qu'en fussent les conséquences) en fût devenu favorable. Les Unions, si on les armait, pouvaient à la rigueur tenter de combattre une armée désorganisée.