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Encore la sonnette. Kyo courut à la porte : c'était enfin le courrier qui apportait la réponse de Han-Kéou. Son père et May le regardèrent revenir, sans rien dire.

- Ordre d'enterrer les armes, dit-il.

Le message, déchiré, était devenu une boule dans le creux de sa main. Il reprit les morceaux de papier, les développa sur la table à opium, les rapprocha, haussa les épaules devant sa puérilité : c'était bien l'ordre de cacher ou d'enterrer les armes.

- Il faut que j'aille tout de suite là-bas.

Là-bas, c'était le Comité central. Il devait donc quitter les concessions. Gisors savait qu'il ne pouvait rien dire. Peut-être son fils allait-il à la mort ; ce n'était pas la première fois. Il n'avait qu'à souffrir et se taire. Il prenait fort au sérieux le renseignement de Clappique : celui-ci avait sauvé, à Pékin, en le prévenant que le corps de cadres dont il faisait partie allait être massacré, l'Allemand qui dirigeait maintenant la police de Chang-Kaï-Shek König. Gisors ne connaissait pas Chpilewski. Comme le regard de Kyo rencontrait le sien, il essaya de sourire ; Kyo aussi, et leurs regards ne se séparèrent pas : tous deux savaient qu'ils mentaient, et que ce mensonge était peut-être leur plus affectueuse communion.

Kyo retourna dans sa chambre, où il avait laissé son veston. May passait son manteau.

- Où vas-tu ?

- Avec toi, Kyo.

- Pourquoi faire ?

Elle ne répondit pas.

- Il est plus facile de nous reconnaître ensemble que séparés, dit-il.

- Mais non, pourquoi ? Si tu es signalé, c'est la même chose...

- Tu ne serviras à rien.

- À quoi servirai-je, ici, pendant ce temps ? Les hommes ne savent pas ce que c'est que d'attendre...

Il fit quelques pas, s'arrêta, se retourna vers elle :

- Écoute, May : lorsque ta liberté a été en jeu, je l'ai reconnue.

Elle comprit à quoi il faisait allusion et eut peur : elle l'avait oublié. En effet, il ajoutait, d'un ton plus sourd :

- ... et tu as su la prendre. Il s'agit maintenant de la mienne.

- Mais, Kyo, quel rapport ça a-t-il ?

- Reconnaître la liberté d'un autre, c'est lui donner raison contre sa propre souffrance, je le sais d'expérience.

- Suis-je « un autre », Kyo ?

Il se tut, de nouveau. Oui, en ce moment, elle était un autre. Quelque chose entre eux avait été changé.

- Alors, reprit-elle, parce que j'ai... enfin, à cause de cela, nous ne pouvons plus même être en danger ensemble ?.. Réfléchis, Kyo : on dirait presque que tu te venges...

- Ne plus le pouvoir, et le chercher quand c'est inutile, ça fait deux.

- Mais si tu m'en voulais tellement que cela, tu n'avais qu'à prendre une maîtresse... Et puis, non ! pourquoi est-ce que je dis cela, ce n'est pas vrai, je n'ai pas pris un amant ! et tu sais bien que tu peux coucher avec qui tu veux...

- Tu me suffis, répondit-il amèrement.

Son regard étonna May : tous les sentiments s'y mêlaient. Et - le plus troublant de tous - sur son visage, l'inquiétante expression d'une volupté ignorée de lui-même.

- En ce moment, reprit-il, ce n'est pas de coucher que j'ai envie. Je ne dis pas que tu aies tort ; je dis que je veux partir seul. La liberté que tu me connais, c'est la tienne. La liberté de faire ce qu'il te plaît. La liberté n'est pas un échange, c'est la liberté.

- C'est un abandon...

Silence.

- Pourquoi des êtres qui s'aiment sont-ils en face de la mort, Kyo, si ce n'est pour la risquer ensemble ?

Elle devina qu'il allait partir sans discuter, et se plaça devant la porte.

- Il ne fallait pas me donner cette liberté, dit-elle, si elle doit nous séparer maintenant.

- Tu ne l'as pas demandée.

- Tu me l'avais d'abord reconnue.

« Il ne fallait pas me croire », pensa-t-il. C'était vrai, il la lui avait toujours reconnue. Mais qu'elle discutât en ce moment sur des droits la séparait de lui davantage.

- Il y a des droits qu'on ne donne, dit-elle amèrement, que pour qu'ils ne soient pas employés.

- Ne les aurais-je reconnus que pour que tu puisses t'y accrocher en ce moment, ce ne serait pas si mal...

Cette seconde les séparait plus que la mort : paupières, bouche, tempes, la place de toutes les tendresses est visible sur le visage d'une morte et ces pommettes hautes et ces longues paupières n'appartenaient plus qu'à un monde étranger. Les blessures du plus profond amour suffisent à faire une assez belle haine. Reculait-elle, si près de la mort, au seuil de ce monde d'hostilité qu'elle découvrait ? Elle dit :

- Je ne m'accroche à rien, Kyo, disons que j'ai tort, que j'ai eu tort, ce que tu voudras, mais maintenant, en ce moment, tout de suite, je veux partir avec toi. Je te le demande.

Il se taisait.

- Si tu ne m'aimais pas, reprit-elle, ça te serait bien égal de me laisser partir avec toi... Alors ? Pourquoi nous faire souffrir ?

« Comme si c'était le moment », ajouta-t-elle avec lassitude.

Kyo sentait grouiller en lui quelques démons familiers qui le dégoûtaient passablement. Il avait envie de la frapper, et précisément dans son amour. Elle avait raison : s'il ne l'avait pas aimée, que lui eût importé qu'elle mourût ? Peut-être était-ce qu'elle le contraignît à comprendre cela, en ce moment, qui l'opposait le plus à elle.

Avait-elle envie de pleurer ? Elle avait fermé les yeux, et le frémissement de ses épaules, constant, silencieux, semblait, en opposition avec son masque immobile, l'expression même de la détresse humaine. Ce n'était plus seulement sa volonté qui les séparait, mais la douleur. Et, le spectacle de la douleur rapprochant autant que la douleur sépare, il était de nouveau jeté vers elle par ce visage dont les sourcils montaient peu à peu, - comme lorsqu'elle avait l'air émerveillé... Au-dessus des yeux fermés, le mouvement du front s'arrêta et ce visage tendu dont les paupières restaient baissées devint tout à coup un visage de morte.

La plupart des expressions de May lui étaient trop familières pour avoir prise sur lui. Mais il n'avait jamais vu ce masque mortuaire, - la douleur, et non le sommeil, sur des yeux fermés, - et la mort était si près que cette illusion prenait la force d'une préfiguration sinistre. Elle rouvrit les veux sans le regarder : son regard restait perdu sur le mur blanc de la chambre ; sans qu'un seul de ses muscles bougeât, une larme coula le long de son nez, resta suspendue au coin de sa bouche, trahissant par sa vie sourde, poignante comme la douleur des bêtes, ce masque aussi inhumain, aussi mort que tout à l'heure.

- Rouvre les yeux.

Elle le regarda.

- Ils sont ouverts...

- J'ai eu l'impression que tu étais morte.

- Eh bien ?

Elle haussa les épaules et continua, d'une voix pleine de la plus triste fatigue :

- Moi, si je meurs, je trouve que tu peux mourir...

Il comprenait maintenant quel vrai sentiment le poussait : il voulait la consoler. Mais il ne pouvait la consoler qu'en acceptant qu'elle partît avec lui. Elle avait refermé les yeux. Il la prit dans ses bras, l'embrassa sur les paupières. Quand ils se séparèrent :

- Nous partons ? Demanda-t-elle.

- Non.

Trop loyale pour cacher son instinct, elle revenait à ses désirs avec une opiniâtreté de chat, qui souvent agaçait Kyo. Elle s'était écartée de la porte, mais il s'aperçut qu'il avait eu envie de passer seulement tant qu'il avait été sûr qu'il ne passerait pas.

- May, allons-nous nous quitter par surprise ?

- Ai-je vécu comme une femme qu'on protège...