L'approche de la faillite apporte aux groupes financiers une conscience intense de la nation à laquelle ils appartiennent. Habitués à voir « dépouiller l'épargne », les gouvernements n'aiment pas à la voir dépouiller de son espoir : une épargne qui pense, avec le tenace espoir du joueur, retrouver quelque jour son argent perdu, est une épargne à demi consolée. Il était donc difficile à la France d'abandonner le Consortium, après la Banque Industrielle de Chine. Mais pour que Ferral pût lui demander aide, il fallait qu'il ne fût pas sans espoir ; il fallait avant tout que le communisme fût écrasé en Chine. Chang-Kaï-Shek maître des provinces, c'était la construction du chemin de fer chinois ; l'emprunt prévu était de trois milliards de francs-or, ce qui faisait beaucoup de millions de francs-papier. Certes, il ne recevrait pas seul la commande du matériel, pas plus qu'aujourd'hui il ne défendait seul Chang-Kaï-Shek ; mais il serait du jeu. De plus, les banques américaines craignaient le triomphe du communisme chinois ; sa chute modifierait leur politique. Français, Ferral disposait en Chine de privilèges ; « il n'était pas question que le Consortium ne participât pas à la construction du chemin de fer ». Pour tenir, il était fondé à demander au gouvernement une aide que celui-ci préférerait à un nouveau krach : si ses crédits étaient américains, ses dépôts et ses actions étaient français. Ses cartes ne pouvaient toutes gagner pendant une période de crise chinoise aiguë ; mais, de même que le plan Stevenson avait assuré en son temps la vie du Consortium, de même la victoire du Kuomintang devait l'assurer aujourd'hui. La stabilisation du franc avait joué contre lui ; la chute du communisme chinois jouerait pour lui...
Ne ferait-il toute sa vie qu'attendre au passage, pour profiter de leur force, ces poussées de l'économie mondiale qui commençaient comme des offrandes et finissaient comme des coups de tête dans le ventre ? Cette nuit, que ce fût dans la résistance, la victoire ou la défaite, il se sentait dépendant de toutes les forces du monde. Mais il y avait cette femme dont il ne dépendait pas, qui dépendrait tout à l'heure de lui ; l'aveu de soumission de ce visage possédé, comme une main plaquée sur ses yeux lui cacherait les contraintes enchevêtrées sur lesquelles reposait sa vie. Il l'avait revue dans quelques salons (elle n'était revenue de Kyoto que depuis trois jours) retenu et irrité chaque fois de la coquetterie tendrement insolente par quoi elle stimulait son désir ; elle avait accepté de le retrouver cette nuit. Dans son besoin illimité d'être préféré - on admire plus facilement, plus totalement, d'un sexe à l'autre, - si l'admiration devenait incertaine, il faisait appel à l'érotisme pour la raviver. Et ce qui en elle s'opposait à lui irritait le plus sa sensualité. Tout cela très trouble, car c'était de son besoin de s'imaginer à sa place dès qu'il commençait à toucher son corps qu'il tirait sa sensation aiguë de possession. Mais un corps conquis avait d'avance pour lui plus de goût qu'un corps livré, - plus de goût que tout autre corps.
Il quitta sa voiture et entra à l'Astor, suivi du boy qui portait sa cage au bout du bras avec dignité. Il y avait sur la terre des millions d'ombres : les femmes dont l'amour ne l'intéressait pas - et un adversaire vivant : la femme dont il voulait être aimé. Son orgueil appelait un orgueil ennemi comme le joueur passionné appelle un autre joueur pour le combattre, et non la paix. Du moins la partie était-elle ce soir bien engagée, puisqu'ils allaient d'abord coucher ensemble.
Dès le hall un employé européen s'approcha de lui.
- Madame Serge fait dire à monsieur Ferral qu'elle ne rentrera pas cette nuit, mais que ce monsieur lui expliquera.
Ferral, interloqué, regarda « ce monsieur », assis de dos, à côté d'un paravent. L'homme se retourna : le directeur d'une des banques anglaises, qui depuis un mois courtisait Valérie. À côté de lui, derrière le paravent, un boy tenait, non moins dignement que celui de Ferral, un merle dans une cage. L'Anglais se leva, ahuri, serra la main de Ferral, en lui disant :
- Vous devriez m'expliquer, monsieur...
Ils comprirent ensemble qu'ils étaient mystifiés. Ils se regardaient, au milieu des sourires sournois des boys et de la gravité, trop grande pour être naturelle, des employés blancs. C'était l'heure du cocktail, et tout Shanghaï était là. Ferral se sentait le plus ridicule : l'Anglais était presque un jeune homme.
Un mépris aussi intense que la colère qui l'inspirait compensa instantanément l'infériorité qui lui était imposée. Il se sentit entouré de la vraie bêtise humaine, celle qui colle, qui pèse aux épaules : les êtres qui le regardaient étaient les plus haïssables crétins de la terre. Pourtant, ignorant ce qu'ils savaient, il les supposait au courant de tout et se sentait, en face de leur ironie, écrasé par une paralysie toute tendue de haine.
- C'est pour un concours ? demandait son boy à l'autre.
- Sais pas.
- Le mien, c'est un mâle.
- Oui. Le mien, une femelle.
- Ça doit être pour ça.
L'Anglais s'inclina devant Ferral, se dirigea vers le portier. Celui-ci lui remit une lettre. Il la lut, appela son boy, tira une carte de visite de son portefeuille, la fixa à la cage, dit au portier : « Pour Madame Serge » et sortit.
Ferral s'efforçait de réfléchir, de se défendre. Elle l'avait atteint à son point le plus sensible, comme si elle lui eût crevé les yeux pendant son sommeil : elle le niait. Ce qu'il pouvait penser, faire, vouloir, n'existait pas. Cette scène ridicule était, rien ne ferait qu'elle n'eût pas été. Lui seul existait dans un monde de fantômes, et c'était lui, précisément lui, qui était bafoué. Et par surcroît - car il ne pensait pas à une conséquence, mais à une succession de défaites, comme si la rage l'eût rendu masochiste - par surcroît, il ne coucherait pas avec elle. De plus en plus avide de se venger sur ce corps ironique, il restait là seul, en face de ces abrutis et de son boy indifférent, la cage au bout du bras. Cet oiseau était une constante insulte. Mais il fallait, avant tout rester. Il commanda un cocktail et alluma une cigarette, puis demeura immobile, occupé à casser, dans la poche de son veston, l'allumette entre ses doigts. Son regard rencontra un couple. L'homme avait le charme que donne l'union des cheveux gris et d'un visage jeune ; la femme, gentille, un peu magazine, le regardait avec une reconnaissance amoureuse faite de tendresse ou de sensualité. « Elle l'aime, pensa Ferral avec envie. Et c'est sans doute quelque vague crétin, qui peut-être dépend d'une de mes affaires... » Il fit appeler le portier.
- Vous avez une lettre pour moi. Donnez-la.
Le portier, étonné mais toujours sérieux, tendit la lettre
Savez-vous, cher, que les femmes persanes, lorsque la colère les prend, battent leurs maris avec leurs babouches à clous ? Elles sont irresponsables. Et puis, n'est-ce pas, elles retournent ensuite à la vie ordinaire, celle où pleurer avec un homme ne vous engage pas, mais où coucher avec lui vous livre - croyez-vous ? - la vie où l'on « a » les femmes. Je ne suis pas une femme qu'on a, un corps imbécile auprès duquel vous trouvez votre plaisir en mentant comme aux enfants et aux malades. Vous savez beaucoup de choses, cher, mais peut-être mourrez-vous sans vous être aperçu qu'une femme est aussi un être humain. J'ai toujours rencontré (peut-être ne rencontrerai-je jamais que ceux-là, mais tant pis, vous ne pouvez savoir combien je dis tant pis !) des hommes qui m'ont trouvé du charme, qui se sont donné un mal si touchant pour mettre en valeur mes folies, mais qui savaient si bien rejoindre leurs amis dès qu'il s'agissait de vraies choses humaines (sauf naturellement pour être consolés). Mes caprices, il me les faut non seulement pour vous plaire, mais même pour que vous m'entendiez quand je parle ; ma charmante folie, sachez, ce qu'elle vaut : elle ressemble à votre tendresse. Si la douleur avait pu naître de la prise que vous vouliez avoir sur moi, vous ne l'auriez, même pas reconnue...