J'ai rencontré assez d'hommes pour savoir ce qu'il faut penser des passades : aucune chose n'est sans importance pour un homme dès qu'il y engage son orgueil, et le plaisir est un mot qui permet de l'assouvir plus vite et plus souvent. Je me refuse autant à être un corps que vous un carnet de chèques. Vous agissez avec moi comme les prostituées avec vous : « Parle, mais paie... »... Je suis aussi ce corps que vous voulez que je sois seulement ; bon, bon... Il ne m'est pas toujours facile de me défendre contre l'idée qu'on a de moi. Votre présence me rapproche de mon corps avec irritation comme le printemps m'en rapproche avec joie. À propos de printemps, amusez-vous bien avec les oiseaux. Et tout de même, la prochaine fois laissez donc les interrupteurs d'électricité tranquilles. V...
Il s'affirmait qu'il avait construit des routes, transformé un pays, arraché aux paillotes des champs les milliers de paysans nichés dans des huttes de tôle ondulée autour de ses usines, - comme les féodaux, comme les délégués d'empire ; dans sa cage, le merle avait l'air de rigoler. La force de Ferral, sa lucidité, l'audace qui avait transformé l'Indochine et dont la lettre d'Amérique venait de lui faire sentir le poids écrasant, aboutissaient à cet oiseau ridicule comme l'univers entier, et qui se foutait incontestablement de lui. « Tant d'importance accordée à une femme. » Ce n'était pas de la femme qu'il s'agissait. Elle n'était qu'un bandeau arraché : il s'était jeté de toute sa force contre les limites de sa volonté. Son excitation sexuelle devenue vaine nourrissait sa colère, le jetait dans l'hypnose étouffante où le ridicule appelle le sang. On ne se venge vite que sur les corps. Clappique lui avait raconté l'histoire sauvage d'un chef afghan dont la femme était revenue, violée par un chef voisin, avec la lettre : « Je te rends ta femme, elle n'est pas si bien qu'on le dit », et qui, ayant pris le violateur, l'avait attaché devant la femme nue pour lui arracher les yeux, en lui disant : « Tu l'as vue et méprisée, mais tu peux jurer que tu ne la verras plus jamais. » Il s'imagina dans la chambre de Valérie, elle attachée sur le lit, criant jusqu'aux sanglots si proches des cris de plaisir, ligotée, se tordant sous la possession de la souffrance, puisqu'elle ne le faisait pas sous une autre... Le portier attendait. « Il s'agit de rester impassible comme cet idiot, à qui j'ai pourtant envie de flanquer une paire de gifles. » L'idiot ne souriait pas le moins du monde. Ce serait pour plus tard. Ferral dit : « Je reviens dans un instant », ne paya pas son cocktail, laissa son chapeau et sortit.
- Chez le plus grand marchand d'oiseaux, dit-il au chauffeur.
C'était tout près. Mais le magasin était fermé.
- Dans ville chinoise, dit le chauffeur, y en avoir rue marchands d'oiseaux.
- Va.
Tandis que l'auto avançait, s'installait dans l'esprit de Ferral la confession, lue dans quelque bouquin de médecine, d'une femme affolée du désir d'être flagellée, prenant rendez-vous par lettre avec un inconnu et découvrant avec épouvante qu'elle voulait s'enfuir à l'instant même où, couchée sur le lit d'hôtel, l'homme armé du fouet paralysait totalement ses bras sous ses jupes relevées. Le visage était invisible, mais c'était celui de Valérie. S'arrêter au premier bordel chinois venu ? Non : aucune chair ne le délivrerait de l'orgueil sexuel bafoué qui le ravageait.
L'auto dut s'arrêter devant les barbelés. En face, la ville chinoise, très noire, fort peu sûre. Tant mieux. Ferral abandonna l'auto, fit passer son revolver dans la poche de son veston, espérant quelque attaque : on tue ce qu'on peut.
La rue des marchands d'animaux était endormie ; tranquillement, le boy frappa au premier volet, en criant « Acheteur » : les marchands craignaient les soldats. Cinq minutes après on ouvrait ; dans la magnifique ombre rousse des boutiques chinoises, autour d'une lanterne, quelques bonds étouffés de chats ou de singes puis des battements d'ailes annoncèrent le réveil des bêtes. Dans l'ombre, des taches allongées, d'un rose sourd : des perroquets attachés à des bâtons.
- Combien tous ces oiseaux ?
- Les oiseaux seulement ? Huit cents dollars. C'était un petit marchand, qui ne possédait pas d'oiseaux rares. Ferral sortit son carnet de chèques, hésita : le marchand voudrait de l'argent. Le boy comprit. « C'est M. Ferral, dit-il ; l'auto est là-bas. » Le marchand sortit, vit les phares de l'auto, griffés par les barbelés.
- Ça va.
Cette confiance, preuve de son autorité, exaspérait Ferral ; sa force, évidente jusqu'à la connaissance de son nom par ce boutiquier, était absurde puisqu'il ne pouvait faire appel à elle. Pourtant l'orgueil, aidé par l'action dans laquelle il s'engageait et par l'air froid de la nuit, revenait à son aide : colère et imagination sadiques se désagrégeaient en écœurement, bien qu'il sût qu'il n'en avait pas fini avec elles.
- J'ai aussi un kangourou, dit le marchand.
Ferral haussa les épaules. Mais déjà un gosse, réveillé lui aussi, arrivait, le kangourou dans ses bras. C'était un animal de très petite taille, velu, qui regarda Ferral de ses yeux de biche épouvantée.
- Bon.
Nouveau chèque.
Ferral revint lentement vers l'auto. Il fallait avant tout que, si Valérie racontait l'histoire des cages - elle n'y manquerait pas - il suffît qu'il en racontât la fin pour échapper au ridicule. Marchand, gosse, boy, apportaient les petites cages, les disposaient dans l'auto, retournaient en chercher d'autres ; enfin, derniers animaux, le kangourou et les perroquets, apportés dans des cageots ronds. Au delà de la ville chinoise, quelques coups de feu. Très bien : plus on se battrait, mieux ça vaudrait. L'auto repartit, sous les yeux stupéfaits du poste.
À l'Astor, Ferral fit appeler le directeur.
- Veuillez monter avec moi dans la chambre de madame Serge. Elle est absente, et je veux lui faire une surprise.
Le directeur masqua son étonnement, et plus encore sa réprobation : l'Astor dépendait du Consortium. La seule présence d'un blanc à qui parlait Ferral le dégageait de son univers humilié, l'aidait à revenir parmi « les autres » ; le marchand chinois et la nuit l'avaient laissé dans son obsession ; il n'en était pas totalement délivré maintenant, mais du moins ne le dominait-elle plus seule.
Cinq minutes plus tard, il faisait disposer les cages dans la chambre. Tous les objets précieux étaient rangés dans les armoires, dont l'une n'était pas fermée. Il prit, sur le lit, pour le lancer dans l'armoire, un pyjama de nuit étalé, mais à peine touchait-il la soie tiède qu'il lui sembla que cette tiédeur, à travers son bras, se communiquait à tout son corps et que l'étoffe qu'il étreignait avait recouvert exactement le sein : les robes, les pyjamas pendus dans l'armoire entr'ouverte, retenaient en eux quelque chose de plus sensuel peut-être que le corps même de Valérie. Il faillit déchirer ces vêtements encore saturés de présence. S'il eût pu emporter le pyjama, il l'eût fait. Il le lança enfin dans l'armoire, dont le boy ferma la porte. À l'instant même où le pyjama quittait sa main, la légende d'Hercule et d'Omphale envahit brusquement son imagination, - Hercule habillé en femme d'étoffes chiffonnables et tièdes comme celle-ci, humilié et satisfait de son humiliation. En vain il fit appel aux scènes sadiques qui tout à l'heure s'étaient imposées à lui : l'homme battu par Omphale et par Déjanire pesait sur toute sa pensée, la noyait dans une jouissance humiliée. Un pas s'approcha. Il toucha son revolver dans sa poche. Le pas s'affaiblit au delà de la porte, la main de Ferral changea de poche et il tira nerveusement son mouchoir. Il fit détacher les perroquets, mais les oiseaux craintifs se réfugièrent dans les coins et dans les rideaux. Le kangourou avait sauté sur le lit et s'y tenait. Ferral éteignit la lampe principale, ne laissa que la veilleuse : roses, blancs, avec les magnifiques mouvements d'ailes courbes et parés des phénix de la Compagnie des Indes, les perroquets commençaient à voler, dans un bruit de vol grossier et inquiet.