De toute sa force, le policier le retourna d'un coup de pied dans les côtes. Tchen hurla, tira en avant, au hasard, et la secousse rendit plus intense encore cette douleur qu'il croyait sans fond. Il allait s'évanouir ou mourir. Il fit le plus terrible effort de sa vie, parvint à introduire dans sa bouche le canon du revolver. Prévoyant la nouvelle secousse, plus douloureuse encore que la précédente, il ne bougeait plus. Un furieux coup de talon d'un autre policier crispa tous ses muscles : il tira sans s'en apercevoir.
CINQUIÈME PARTIE
11 heures 15
À travers la brume, l'auto s'engagea dans la longue allée sablée qui conduisait à une maison de jeu. « J'ai le temps de monter, pensa Clappique, avant d'aller au Black Cat. » Il était résolu à ne pas manquer Kyo, à cause de l'argent qu'il attendait de lui, et parce qu'il allait peut-être, cette fois, non le prévenir mais le sauver. Il avait obtenu sans peine les renseignements que Kyo lui avait demandés : les indicateurs savaient qu'un mouvement des troupes spéciales de Chang-Kaï-Shek était prévu pour onze heures, et que tous les Comités communistes seraient entourés. Il ne s'agissait plus de dire : « La réaction est imminente », mais : « Ne passez ce soir à aucun Comité ». Il n'avait pas oublié que Kyo devait partir avant onze heures et demie. Il y avait donc cette nuit quelque réunion communiste, que Chang-Kaï-Shek entendait écraser. Ce que savaient les policiers était parfois faux, mais la coïncidence était trop évidente. Kyo prévenu pourrait faire remettre la réunion, ou, s'il était trop tard, ne pas s'y rendre. « S'il me donne cent dollars, j'aurai peut-être assez d'argent : cent et les cent dix-sept acquis cet après-midi par des voies sympathiques et uniformément illégales, deux cent dix-sept... Mais peut-être n'aura-t-il rien : cette fois, il n'y a pas d'armes à la clef. Tâchons d'abord de nous débrouiller tout seul. » L'auto s'arrêta. Clappique, en smoking, donna deux dollars. Le chauffeur, nu-tête, le remercia d'un large sourire : la course coûtait un dollar.
- Cette libéralité est destinée à te permettre d'acheter un p'petit chapeau melon.
Et, l'index levé, annonciateur de vérité :
« Je dis : melon. »
Le chauffeur repartait.
« Car du point de vue plastique, qui est celui de tous les bons esprits - continuait Clappique planté au milieu du gravier - ce personnage exige un chapeau melon. »
L'auto était partie. Il ne s'adressait qu'à la nuit ; et, comme si elle lui eût répondu, le parfum des buis et des fusains mouillés monta du jardin. Ce parfum amer, c'était l'Europe. Le baron tâta sa poche droite, et au lieu de son portefeuille, sentit son revolver : le portefeuille était dans la poche gauche. Il regarda les fenêtres non éclairées, à peine distinctes. « Réfléchissons... » Il savait qu'il s'efforçait seulement de prolonger cet, instant où le jeu n'était pas encore engagé, où la fuite était encore possible. « Après-demain, s'il a plu, il y aura ici cette odeur : et je serai peut-être mort... Mort ? Que dis-je ? Folie ! Pas un mot : je suis immortel. » Il entra, monta au premier étage. Des bruits de jetons et la voix du croupier semblaient s'élever et redescendre avec des strates de fumée. Les boys dormaient ; mais les détectives russes de la police privée, les mains dans les poches de leur veston (la droite tendue par le Colt), adossés aux chambranles ou marchant avec nonchalance, ne dormaient pas. Clappique gagna le grand salon : dans une brume de tabac où brillaient confusément les rocailles du mur, des taches alternées - noir des smokings, blanc clés épaules - se penchaient sur la table verte.
- Hello Toto ! crièrent des voix.
Le baron était souvent Toto, à Shanghaï. Il n'était pourtant venu là qu'à l'occasion, pour accompagner des amis : il n'était pas joueur. Les bras ouverts, l'air du bon-père-qui-retrouve-avec-joie-ses-enfants :
- Bravo ! je suis ému de pouvoir me joindre à cette p'petite fête de famille...
Mais le croupier lança sa boule ; l'attention quitta Clappique. Ici, il perdait de sa valeur : ceux-ci n'avaient pas besoin d'être distraits. Leurs visages étaient tous fixés par le regard à cette boule, dans une discipline absolue.
Il possédait cent dix-sept dollars. Jouer sur les numéros eût été trop dangereux. Il avait choisi, d'avance, pair ou impair.
- Quelques sympathiques p'petits jetons, dit-il au distributeur.
- De combien ?
- De vingt.
Il décida de jouer un jeton chaque fois ; toujours pair. Il lui fallait gagner au moins trois cents dollars.
Il misa. Le 5 sortit. Perdu. Ni importance, ni intérêt. Il misa de nouveau, pair toujours. Le 2. Gagné. De nouveau. Le 7 : perdu. Puis, le 9 : perdu. Le 4 : gagné. Le 3 : perdu. Le 7, le 1 : perdu. Il perdait quatre-vingts dollars. Il ne lui restait qu'un jeton.
Sa dernière mise.
Il la lança de la main droite ; il ne bougeait plus la gauche, comme si l'immobilité de la boule eût fixé cette main liée à elle. Et pourtant, cette main le tirait vers lui-même. Il se souvint soudain : ce n'était pas la main qui le troublait, c'était la montre qu'il portait au poignet. Onze heures vingt-cinq. Il lui restait cinq minutes pour atteindre Kyo.
À l'avant-dernière mise, il avait été sûr de gagner même s'il devait perdre, il ne pouvait perdre aussi vite. Il avait eu tort de ne pas attacher d'importance à sa première perte ; elle était certainement de mauvais augure. Mais on gagne presque toujours sur la dernière mise ; et impair venait de sortir trois fois de suite. Depuis son arrivée, pourtant, impair sortait plus souvent que pair, puisqu'il perdait... Changer, jouer impair ? Mais quelque chose le poussait maintenant à demeurer passif, à subir : il lui sembla qu'il était venu pour cela. Tout geste eût été un sacrilège. Il laissa la mise sur pair.
Le croupier lança la boule. Elle partit mollement, comme toujours, sembla hésiter. Depuis le début, Clappique n'avait encore vu sortir ni rouge ni noire. Ces cases avaient maintenant les plus grandes chances. La boule continuait sa promenade. Que n'avait-il joué rouge ? La boule allait moins vite. Elle s'arrêta sur le 2. Gagné.
Il fallait reporter les quarante dollars sur le 7, et jouer le numéro. C'était évident : désormais, il devait abandonner la bande. Il posa ses deux jetons, et gagna. Quand le croupier poussa vers lui quatorze jetons, quand il les toucha, il découvrit avec stupéfaction qu'il pouvait gagner : ce n'était pas une imagination, une loterie fantastique aux gagnants inconnus. Il lui sembla soudain que la banque lui devait de l'argent non parce qu'il avait misé sur le numéro gagnant, non parce qu'il avait d'abord perdu ; mais de toute éternité, à cause de la fantaisie et de la liberté de son esprit ; - que cette boule mettait le hasard à son service pour payer toutes les dettes du sort. Pourtant, s'il jouait de nouveau un numéro, il perdrait. Il laissa deux cents dollars sur impair, - et perdit.