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Révolté, il quitta la table un instant, et s'approcha de la fenêtre.

Dehors, la nuit. Sous les arbres, les feux rouges des lanternes arrière des autos. Malgré les vitres il entendit une grande confusion de voix, des rires, et tout à coup, sans en distinguer les paroles, une phrase dite sur le ton de la colère. Des passions... Tous ces êtres qui passaient dans la brume, de quelle vie imbécile et flasque vivaient-ils ? Pas même des ombres : des voix dans la nuit. C'était dans cette salle que le sang affluait à la vie. Ceux qui ne jouaient pas n'étaient pas des hommes. Tout son passé n'était-il qu'une longue folie ? Il revint à la table.

Il misa soixante dollars sur pair, de nouveau. Cette boule dont le mouvement allait faiblir était un destin, et d'abord son destin. Il ne luttait pas contre une créature, mais contre une espèce de dieu ; et ce dieu, en même temps, était lui-même. La boule repartit.

Il retrouva aussitôt le bouleversement passif qu'il cherchait : de nouveau, il lui sembla saisir sa vie, la suspendre à cette boule dérisoire. Grâce à elle, il assouvissait ensemble, pour la première fois, les deux Clappique qui le formaient, celui qui voulait vivre et celui qui voulait être détruit. Pourquoi regarder la montre ? Il rejetait Kyo dans un monde de songes ; il lui semblait nourrir cette boule, non plus d'enjeux, mais de sa propre vie - ne voyant pas Kyo, il perdait toute chance de retrouver de l'argent - et de celle d'un autre ; et que cet autre l'ignorât donnait à la boule, dont les courbes s'amollissaient, la vie des conjonctions d'astres, des maladies mortelles, de tout ce à quoi les hommes croient leurs destinées suspendues. Qu'avait à voir avec l'argent cette boule qui hésitait au bord des trous comme un museau et par quoi il étreignait son propre destin, le seul moyen qu'il eût jamais trouvé de se posséder lui-même ! Gagner, non plus pour s'enfuir, mais pour rester, pour risquer davantage, pour que l'enjeu de sa liberté conquise rendît le geste plus absurde encore ! Appuyé sur l'avant-bras, ne regardant même plus la boule qui continuait son chemin de plus en plus lent, frémissant des muscles du mollet et des épaules, il découvrait le sens même du jeu, la frénésie de perdre.

5.

Presque tous perdaient ; la fumée emplit la salle en même temps qu'une détente désolée des nerfs et le bruit des jetons ramassés par le râteau. Clappique savait qu'il n'avait pas fini. Pourquoi conserver ses dix-sept dollars ? Il sortit le billet de dix et le remit sur pair.

Il était tellement assuré qu'il perdrait qu'il n'avait pas joué tout - comme pour pouvoir se sentir perdre plus longtemps. Dès que la boule commença à hésiter, sa main droite la suivit, mais la gauche resta fixée à la table. Il comprenait maintenant la vie intense des instruments de jeu : cette boule n'était pas une boule comme une autre - comme celles dont on ne se sert pas pour jouer ; l'hésitation même de son mouvement vivait : ce mouvement à la fois inéluctable et mou tremblait ainsi parce que des vies lui étaient liées. Pendant qu'elle tournait, aucun joueur ne tirait sur sa cigarette allumée. La boule entra dans un alvéole rouge, en ressortit, erra encore, entra dans celui du 9. De sa main gauche posée sur la table, Clappique esquissa imperceptiblement le geste de l'en arracher. Il avait une fois de plus perdu.

Cinq dollars sur pair : le dernier jeton, de nouveau.

La boule lancée parcourait de grandes circonférences, pas encore vivante. La montre, pourtant, en détournait le regard de Clappique. Il ne la portait pas sur le poignet, mais dessous, là où l'on prend le pouls. Il posa sa main à plat sur la table et parvint à ne plus voir que la boule. Il découvrait que le jeu est un suicide sans mort : il lui suffisait de poser là son argent, de regarder cette boule et d'attendre, comme s'il eût attendu après avoir avalé un poison ; poison sans cesse renouvelé, avec l'orgueil de le prendre. La boule s'arrêta sur le 4. Gagné.

Le gain lui fut presque indifférent. Pourtant, s'il eût perdu... Il gagna une fois encore, perdit une fois. Il lui restait de nouveau quarante dollars, mais il voulait retrouver le bouleversement du dernier enjeu. Les mises s'accumulaient sur le rouge qui n'était pas sorti depuis longtemps. Cette case, vers quoi convergeaient les regards de presque tous les joueurs, le fascinait lui aussi ; mais quitter pair lui semblait abandonner le combat. Il garda pair, misa les quarante dollars. Aucun enjeu, jamais, ne vaudrait celui-là : Kyo n'était peut-être pas encore parti : dans dix minutes, il ne pourrait sûrement plus le rattraper ; mais, maintenant, peut-être le pouvait-il encore. Maintenant, maintenant, il jouait ses derniers sous, sa vie, et celle d'un autre, surtout celle d'un autre. Il savait qu'il livrait Kyo ; c'était Kyo qui était enchaîné à cette boule, à cette table, et c'était lui, Clappique, qui était cette boule maîtresse de tous et de lui-même - de lui qui cependant la regardait, vivant comme il n'avait jamais vécu, hors de lui, épuisé par une honte vertigineuse.

Il sortit à une heure : le « cercle » fermait. Il lui restait vingt-quatre dollars. L'air du dehors l'apaisa comme celui d'une forêt. La brume était beaucoup plus faible qu'à onze heures. Peut-être avait-il plu : tout était mouillé. Bien qu'il ne vit dans la nuit ni les buis ni les fusains, il devinait leur feuillage sombre par leur odeur arrière. « Il est rr-remarquable, pensa-t-il, qu'on ait tellement dit que la sensation du joueur naît par l'espoir du gain ! C'est comme si on disait que les hommes se battent en duel pour devenir champions d'escrime... » Mais la sérénité de la nuit semblait avoir chassé avec le brouillard toutes les inquiétudes, toutes les douleurs des hommes. Pourtant, des salves, au loin. « Ou a recommencé à fusiller... »

Il quitta le jardin, s'efforçant de ne pas penser à Kyo, commença à marcher. Déjà les arbres étaient rares. Tout à coup, à travers ce qu'il restait de brume, apparut à la surface des choses la lumière mate de la lune. Clappique leva les yeux. Elle venait de surgir d'une grève déchirée de nuages morts et dérivait lentement dans un trou immense, sombre et transparent comme un lac avec ses profondeurs pleines d'étoiles. Sa lumière de plus en plus intense donnait à toutes ces maisons fermées, à l'abandon total de la ville, une vie extra-terrestre comme si l'atmosphère de la lune fût venue s'installer dans ce grand silence soudain avec sa clarté. Pourtant derrière ce décor d'astre mort, il y avait des hommes. Presque tous dormaient et la vie inquiétante du sommeil s'accordait à cet abandon de cité engloutie comme si elle eût été, elle aussi, la vie d'une autre planète. « Il y a dans les Mille et une nuits des p'petites villes pleines de dormeurs, abandonnées depuis des siècles avec leurs mosquées sous la lune, des villes-au-désert-dormant... N'empêche que je vais peut-être crever. » La mort, sa mort même, n'était pas très vraie dans cette atmosphère si peu humaine qu'il s'y sentait intrus. Et ceux qui ne dormaient pas ? « Il y a ceux qui lisent. Ceux qui se rongent. (Quelle belle expression !) Ceux qui font l'amour. » La vie future frémissait derrière tout ce silence. Humanité enragée, que rien ne pouvait délivrer d'elle-même ! L'odeur des cadavres de la ville chinoise passa, avec le vent qui se levait à nouveau. Clappique dut faire effort pour respirer : l'angoisse revenait. Il supportait plus facilement l'idée de la mort que son odeur. Celle-ci prenait peu à peu possession de ce décor qui cachait la folie du monde sous un apaisement d'éternité, et, le vent soufflant toujours sans le moindre sifflement, la lune atteignit la grève opposée et tout retomba dans les ténèbres. « Comme un rêve... » Mais la terrible odeur le rejetait à la vie, à la nuit anxieuse où les réverbères tout à l'heure brouillés faisaient de grands ronds tremblotants sur les trottoirs où la pluie avait effacé les pas.

Où aller ? Il hésitait. Il ne pourrait oublier Kyo s'il essayait de dormir. Il parcourait maintenant une rue de petits bars, bordels minuscules aux enseignes rédigées dans les langues de toutes les nations maritimes. Il entra dans le premier.