Il s'assit près de la vitre. Les trois servantes - une métisse, deux blanches - étaient assises avec des clients, dont l'un se préparait à partir. Clappique attendit, regarda au dehors : rien, pas même un marin. Au loin, des coups de fusil. Il sursauta, exprès : une solide servante blonde, libérée, venait de s'asseoir à côté de lui. « Un Rubens, pensa-t-il, mais pas parfait : elle doit être de Jordaens. Pas un mot... » Il fit tourner son chapeau sur son index, à toute vitesse, le fit sauter, le rattrapa par les bords avec délicatesse et le posa sur les genoux de la femme.
- Prends soin, chère amie, de ce p'petit chapeau. C'est le seul à Shanghaï. De plus il est apprivoisé...
La femme s'épanouit : c'était un rigolo. Et la gaieté donna une vie soudaine à son visage, jusque-là figé.
- On boit, ou on monte ? Demanda-t-elle.
- Les deux.
Elle apporta du schiedam. « C'était une spécialité de la maison. »
- Sans blagues ? demanda Clappique.
Elle haussa les épaules.
- Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ?
- Tu as des ennuis ?
Elle le regarda. Avec les rigolos, il fallait se méfier. Pourtant il était seul, il n'avait personne à amuser ; et il ne semblait vraiment pas se moquer d'elle.
- Qu'est-ce que tu veux qu'on ait d'autre, dans une vie pareille ?
- Tu fumes ?
- L'opium est trop cher. On peut se faire piquer, bien sûr, mais j'ai peur : avec leurs sales aiguilles on attrape des abcès et si on a des abcès, la maison vous fout dehors. Il y a dix femmes pour une place. Et pouis...
« Flamande », pensa-t-il... Il lui coupa la parole :
- On peut avoir de l'opium pas trop cher. Je paie celui-ci deux dollars septante cinq.
- Tu es du Nord aussi ?
Il lui donna une boîte sans répondre. Elle lui était reconnaissante - de rencontrer un compatriote, et de ce don.
- C'est encore trop cher pour moi... Mais celui-là ne m'aura pas coûté cher. J'en mangerai cette nuit.
- Tu n'aimes pas fumer ?
- Tu crois donc que j'ai une pipe ? Qu'est-ce que tu t'imagines ?
Elle sourit avec amertume, contente encore cependant. Mais la méfiance habituelle revint :
- Pourquoi que tu me la donnes ?
- Laisse... Ça me fait plaisir. J'ai été « du milieu »...
En effet, il n'avait pas l'air d'un miché. Mais il n'était certainement plus « du milieu » depuis longtemps. (Il avait parfois besoin de s'inventer des biographies complètes, mais rarement). Elle se rapprocha de lui, sur la banquette.
- Simplement, essaie d'être gentille : ce sera la dernière fois que je coucherai avec une femme...
- Pourquoi ça ?
Elle était d'intelligence lente, mais non stupide.
- Tu veux te tuer ?
Ce n'était pas le premier. Elle prit entre ses mains celle de Clappique posée sur la table et l'embrassa, d'un geste gauche et presque maternel.
- C'est dommage...
« Et tu veux monter ?
Elle avait entendu dire que ce désir venait parfois aux hommes, avant la mort. Mais elle n'osait pas se lever la première : elle eût cru rendre son suicide plus proche. Elle avait gardé sa main entre les siennes. Affalé sur la banquette, jambes croisées et bras collés au corps comme un insecte frileux, nez en avant, il la regardait de très loin, malgré le contact des corps. Bien qu'il eût à peine bu, il était ivre de ce mensonge, de cette chaleur, de l'univers fictif qu'il créait. Quand il disait qu'il se tuerait, il ne se croyait pas ; mais, puisqu'elle le croyait, il entrait dans un monde où la vérité n'existait plus. Ce n'était ni vrai, ni faux, mais vécu. Et puisque n'existaient ni son passé qu'il venait d'inventer, ni le geste élémentaire et supposé si proche sur quoi se fondait son rapport avec cette femme, rien n'existait. Le monde avait cessé de peser sur lui. Délivré, il ne vivait plus que dans l'univers romanesque qu'il venait de créer, fort du lien qu'établit toute pitié humaine devant la mort. La sensation d'ivresse était telle que sa main trembla. La femme le sentit et crut que c'était d'angoisse :
- Il n'y a pas moyen... d'arranger ça ?
- Non.
Le chapeau, posé sur le coin de la table, semblait le regarder avec ironie. Il l'envoya sur la banquette d'une chiquenaude.
- Histoire d'amour ? demanda-t-elle encore.
Une salve crépita au loin. « Comme s'il n'y en avait pas assez qui mourront cette nuit », pensa-t-elle.
Il se leva sans avoir répondu. Elle crut que sa question appelait en lui des souvenirs. Malgré sa curiosité, elle eut envie de s'excuser, mais n'osa pas. Elle se leva aussi. Ils montèrent.
Quand il sortit - il ne se retournait pas, mais savait qu'elle le suivait du regard à travers la vitre - ni son esprit ni sa sensualité n'étaient assouvis. La brume était revenue. Après un quart d'heure de marche (l'air frais de la nuit ne le calmait pas), il s'arrêta devant un bar portugais. Les vitres n'en étaient pas dépolies. À l'écart des clients, une maigre brune aux yeux très grands, les mains sur les seins comme pour les protéger, contemplait la nuit. Clappique la regarda sans bouger. « Je suis comme les femmes qui ne savent pas ce qu'un nouvel amant tirera d'elles... Allons nous suicider avec celle-ci. »
11 heures 30.
Dans le chahut du Black Cat, Kyo et May avaient attendu.
Les cinq dernières minutes. Déjà ils eussent dû être partis. Que Clappique ne fût pas venu étonnait Kyo (il avait réuni pour lui presque deux cents dollars) mais non à l'extrême : chaque fois que Clappique agissait ainsi il se ressemblait à tel point qu'il ne surprenait qu'à demi ceux qui le connaissaient. Kyo l'avait tenu d'abord pour un extravagant assez pittoresque, mais il lui était reconnaissant de l'avoir averti, et se prenait peu à peu pour lui d'une sympathie réelle. Pourtant, il commençait à douter de la valeur du renseignement que le baron lui avait transmis, et ce rendez-vous manqué l'en faisait douter davantage.
Bien que le fox-trot ne fût pas terminé, un grand mouvement se fit vers un officier de Chang-Kaï-Shek qui venait d'entrer : des couples abandonnèrent la danse, s'approchèrent, et, bien que Kyo n'entendît rien, il devina qu'il s'agissait d'un événement capital. Déjà May se dirigeait vers le groupe : au Black Cat, une femme était suspecte de tout, donc de rien. Elle revint très vite.
- Une bombe a été lancée sur la voiture de Chang-Kaï-Shek, lui dit-elle à voix basse. Il n'était pas dans la voiture.
- Le meurtrier ? demanda Kyo.
Elle retourna vers le groupe, revint suivie d'un type qui voulait à toute force qu'elle dansât avec lui, mais qui l'abandonna dès qu'il vit qu'elle n'était pas seule.
- Échappé, dit-elle.
- Souhaitons-le...
Kyo savait combien ces informations, presque toujours, étaient inexactes. Mais il était peu probable que Chang-Kaï-Shek eût été tué : l'importance de cette mort-là eût été telle que l'officier ne l'eût pas ignorée. « Nous saurons au Comité militaire, dit Kyo. Allons-y tout de suite. »
Il souhaitait trop que Tchen se fût évadé pour en douter pleinement. Que Chang-Kaï-Shek fût encore à Shanghaï ou déjà parti pour Nankin, l'attentat manqué donnait une importance capitale à la réunion du Comité militaire. Pourtant, qu'en attendre ? Il avait transmis l'affirmation de Clappique, dans l'après-midi, à un Comité central sceptique et s'efforçant de l'être : le coup de force confirmait trop les thèses de Kyo pour que sa confirmation par lui ne perdit de sa valeur. D'ailleurs, le Comité jouait l'union, non la lutte : quelques jours plus tôt, le chef politique des rouges et l'un des chefs des bleus avaient prononcé à Shanghaï des discours touchants. Et l'échec de la prise de la concession japonaise par la foule, à Han-Kéou, commençait à montrer que les rouges étaient paralysés dans la Chine centrale même ; les troupes mandchoues marchaient sur Han-Kéou, qui devrait les combattre avant celles de Chang-Kaï-Shek... Kyo avançait dans le brouillard, May à son côté, sans parler. Si les communistes devaient lutter cette nuit, ils pourraient à peine se défendre. Leurs dernières armes livrées ou non, comment combattraient-ils, un contre dix, en désaccord avec les instructions du Parti communiste chinois, contre une armée qui leur opposerait ses corps de volontaires bourgeois armés à l'européenne et disposant de l'avantage de l'attaque ? Le mois dernier, toute la ville était pour l'armée révolutionnaire unie ; le dictateur avait représenté l'étranger, la ville était xénophobe ; l'immense petite bourgeoisie était démocrate, mais non communiste ; l'armée, cette fois, était là, menaçante, non en fuite vers Nankin ; Chang-Kaï-Shek n'était pas le bourreau de Février, mais un héros national, sauf chez les communistes. Tous contre la police, le mois dernier ; les communistes contre l'armée aujourd'hui. La ville serait neutre, plutôt favorable au général. À peine pourraient-ils défendre les quartiers ouvriers ; Chapeï, peut-être ? Et ensuite ?.. Si Clappique s'était trompé, si la réaction tardait d'un mois, le Comité militaire, Kyo, Katow organiseraient deux cent mille hommes. Les nouveaux groupes de choc, formés de communistes convaincus, prenaient en main les Unions : mais un mois au moins serait nécessaire pour créer une organisation assez précise pour manœuvrer les masses.