Tu finiras roi, mon vieux Toto. Roi : bien au chaud, dans un confortable asile de fous, grâce au delirium tremens ton seul ami, si tu continues à boire. Mais, en ce moment, es-tu saoul ou non ?.. Toi, qui t'imagines si bien tant de choses, qu'attends-tu pour t'imaginer que tu es heureux ? Crois-tu...
On frappa.
Il dégringola dans le réel. Délivré mais ahuri. On frappa de nouveau.
- Entrez.
Manteau de laine, feutre noir, cheveux blancs : Gisors.
- Mais je... je..., bafouilla Clappique.
- Kyo vient d'être arrêté, dit Gisors. Vous connaissez König, n'est-ce pas ?
- Je... Mais je ne suis pour rien...
« Pourvu qu'il ne soit pas trop saoul », pensa Gisors.
- Vous connaissez König ? reprit-il.
- Oui, je je... le connais. Je lui ai... rendu service. Grand service.
- Pouvez-vous lui en demander un ?
- Pourquoi pas ? Mais lequel ?
- En tant que chef de la sûreté de Chang-Kaï-Shek, König peut faire remettre Kyo en liberté. Ou, du moins, l'empêcher d'être fusillé : c'est le plus urgent, n'est-ce pas.
- Enten... Entendu...
Il avait pourtant si peu de confiance en la reconnaissance de König, qu'il avait jugé inutile et peut-être imprudent d'aller le voir, même après les indications de Chpilewski. Il s'assit sur le lit, le nez vers le sol. Il n'osait pas parler. Le ton de la voix de Gisors lui montrait que celui-ci ne soupçonnait nullement sa responsabilité dans l'arrestation : Gisors voyait en lui l'ami qui était venu prévenir Kyo dans l'après-midi, non l'homme qui jouait à l'heure du rendez-vous. Mais Clappique ne pouvait s'en convaincre. Il n'osait le regarder, et ne se calmait pas. Gisors se demandait de quel drame ou de quelle extravagance il sortait, ne devinant pas que sa propre présence était une des causes de cette respiration haletante. Il semblait à Clappique que Gisors l'accusait :
- Vous savez, mon bon, que je ne suis pas... enfin pas si fou que ça ; je, je...
Il ne pouvait cesser de bafouiller ; il lui semblait parfois que Gisors était le seul homme qui le comprît ; et parfois, qu'il le tenait pour un bouffon. Le vieillard le regardait sans rien dire.
- Je... Qu'est-ce que vous pensez de moi ?
Gisors avait plus envie de le prendre par les épaules, et de le mener chez König, que de causer avec lui ; mais un tel bouleversement paraissait sous l'ivresse qu'il lui attribuait, qu'il n'osa pas refuser d'entrer dans le jeu.
- Il y a ceux qui ont besoin d'écrire, ceux qui ont besoin de rêver, ceux qui ont besoin de parler... C'est la même chose. Le théâtre n'est pas sérieux, c'est la course de taureaux qui l'est ; mais les romans ne sont pas sérieux, c'est la mythomanie qui l'est.
Clappique se leva.
- Vous avez mal au bras ? demanda Gisors.
- Une courbature. Pas un mot...
Clappique venait de retourner maladroitement son bras pour cacher sa montre-bracelet au regard de Gisors, comme si l'eût trahi cette montre qui lui avait indiqué l'heure, à la maison de jeu.
- Quand irez-vous voir König ?
- Demain matin ?
- Pourquoi pas maintenant ? La police ne dort pas la nuit, dit Gisors avec amertume, et tout peut arriver...
Clappique ne demandait pas mieux. Non par remords : de nouveau au jeu, il y fût de nouveau resté, - mais par compensation.
- Courons, mon bon...
Le changement qu'il avait constaté en entrant dans la chambre l'inquiéta de nouveau. Il regarda attentivement, fut stupéfait de ne pas l'avoir vu plus tôt : une de ses peintures taoïstes « à se faire des rêves » et ses deux plus belles statues avaient disparu. Sur la table, une lettre : l'écriture de Chpilewski. Il devina. Mais il n'osa lire la lettre. Chpilewski l'avait prévenu que Kyo était menacé : s'il avait l'imprudence de parler de lui, il ne pourrait se défendre de tout raconter. Il prit la lettre et la mit dans sa poche.
Dès qu'ils sortirent, ils rencontrèrent les autos blindées et les camions chargés de soldats.
Clappique n'avait pas tout à fait retrouvé son calme ; pour cacher le trouble dont il ne pouvait encore se délivrer, il fit le fou, comme d'habitude.
- Je voudrais être enchanteur, envoyer au calife une licorne - une licorne, vous dis-je - qui apparaîtrait couleur de soleil, dans le palais, en criant : « Sache, calife, que la première sultane te trompe ! Pas un mot ! » Moi-même, en licorne, je serais épatant, avec mon nez ! Et, bien entendu, ce ne serait pas vrai. On dirait que personne ne sait combien il est voluptueux de vivre aux yeux d'un être une autre vie que la sienne. D'une femme surtout...
- Quelle femme ne s'est donnée une fausse vie pour l'un au moins des hommes qui l'ont accostée dans la rue ?
- Vous... croyez que tous les gens sont mythomanes ?
Les paupières de Clappique papillotaient nerveusement ; il marcha moins vite.
« Non, écoutez, dit-il, parlez-moi franchement : pourquoi croyez-vous qu'ils ne le sont pas ?
Il sentait maintenant en lui une envie, bizarrement étrangère à lui-même mais très forte, de demander à Gisors ce qu'il pensait du jeu ; et pourtant, sûrement, s'il parlait du jeu il avouerait tout. Allait-il parler ? Le silence l'y eût contraint ; par bonheur, Gisors répondit :
- Peut-être suis-je l'être le moins fait pour vous répondre... L'opium n'enseigne qu'une chose, c'est que, hors de la souffrance physique, il n'y a pas de réel.
- La souffrance, oui... Et... la peur.
- La peur ?
- Vous n'avez jamais peur, dans l'o... l'opium ?
- Non. Pourquoi ?
- Ah...
À la vérité, Gisors pensait que si le monde était sans réalité, les hommes, et ceux mêmes qui s'opposent le plus au monde ont, eux, une réalité très forte ; et que Clappique, précisément, était un des très rares êtres qui n'en eussent aucune. Et il l'éprouvait avec angoisse, car c'était entre ces mains de brouillard qu'il remettait le destin de Kyo. Au-dessous des attitudes de tout homme est un fond qui peut être touché, et penser à sa souffrance en laisse pressentir la nature. La souffrance de Clappique était indépendante de lui, comme celle d'un enfant : il n'en était pas responsable ; elle eût pu le détruire, elle ne pouvait le modifier. Il pouvait cesser d'exister, disparaître dans un vice, dans une monomanie, il ne pouvait devenir un homme. « Un cœur d'or, mais creux. » Gisors s'apercevait qu'au fond de Clappique n'étaient ni la douleur ni la solitude, comme chez les autres hommes, mais la sensation. Gisors jugeait parfois les êtres en supposant leur vieillesse : Clappique ne pouvait vieillir : l'âge ne le menait pas à l'expérience humaine mais à l'intoxication - érotisme ou drogue - où se conjugueraient enfin tous ses moyens d'ignorer la vie. « Peut-être, pensait le baron, si je lui racontais tout, trouverait-il tout normal... » On tirait maintenant partout dans la ville chinoise, Clappique pria Gisors de l'abandonner à la limite de la concession : König ne l'eût pas reçu, Gisors regarda disparaître dans la brume sa silhouette maigre et désordonnée.
La section spéciale de police de Chang-Kaï-Shek était installée dans une simple villa construite vers 1920 : style Bécon-les-Bruyères, mais fenêtres encadrées d'extravagants ornements portugais, jaunes et bleuâtres. Deux factionnaires et plus de plantons qu'il ne convenait ; tous les hommes armés ; c'était tout. Sur la fiche qu'un secrétaire lui tendait. Clappique écrivit « Toto », laissa en blanc le motif de la visite, et attendit. C'était la première fois qu'il se trouvait dans un lieu éclairé depuis qu'il avait quitté sa chambre : il tira de sa poche la lettre de Chpilewski :
Mon cher ami,
J'ai cédé à votre insistance. Mes scrupules étaient fondés, mais j'ai réfléchi : vous me permettrez ainsi de revenir à la tranquillité, et les bénéfices que promet mon affaire, en ce moment, sont si importants et si assurés que je pourrai certainement, avant un an, vous offrir en remerciement des objets de même nature, et plus beaux. Le commerce de l'alimentation, en cette ville...