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Suivaient quatre pages d'explications.

« Ça ne va pas mieux, pensa Clappique, pas mieux du tout... » Mais un factionnaire venait le chercher.

König l'attendait, assis sur son bureau, face à la porte. Trapu, brun, le nez de travers dans le visage carré, il vint à lui, serra sa main d'une façon rapide et vigoureuse qui les séparait plus qu'elle ne les rapprochait.

- Ça va ? Bon. Je savais que je vous verrais aujourd'hui. J'ai été heureux de pouvoir vous être utile à mon tour.

- Vous êtes rredoutable, répondit Clappique bouffonnant à demi. Je me demande seulement s'il n'y a pas un malentendu : vous savez que je ne fais pas de politique...

- Il n'y a pas de malentendu.

« Il a la reconnaissance plutôt condescendante », pensa Clappique.

- Vous avez deux jours pour filer. Vous m'avez rendu service autrefois : aujourd'hui, je vous ai fait prévenir.

- Co... comment ? C'est vous qui m'avez fait prévenir ?

- Croyez-vous que Chpilewski aurait osé ? Vous avez affaire à la Sûreté chinoise, mais ce ne sont plus les Chinois qui la dirigent. Trêve de balivernes.

Clappique, commençait à admirer Chpilewski, mais non sans irritation.

- Enfin, reprit-il, puisque vous voulez bien vous souvenir de moi, permettez-moi de vous demander autre chose.

- Quoi ?

Clappique n'avait plus grand espoir : chaque nouvelle réplique de König lui montrait que la camaraderie sur laquelle il comptait n'existait pas, ou n'existait plus. Si König l'avait fait prévenir, il ne lui devait plus rien. Ce fut plus par acquit de conscience que par espoir qu'il dit :

- Est-ce qu'on ne pourrait rien faire pour le jeune Gisors ? Vous vous en foutez, je pense, de tout ça...

- Qu'est-ce qu'il est ?

- Communiste, je crois.

- Pourquoi est-il communiste, d'abord, celui-là ? Son père ? Métis ? Pas trouvé de place ? Qu'un ouvrier soit communiste, c'est déjà idiot, mais lui ! Enfin quoi ?

- Ça ne se résume pas très facilement...

Clappique réfléchissait :

« Métis, peut-être... mais il aurait pu s'arranger : sa mère était japonaise. Il n'a pas essayé. Il dit quelque chose comme : par volonté de dignité...

- Par dignité !

Clappique fut stupéfait : König l'engueulait. Il n'attendait pas tant d'effet de ce mot. « Ai-je gaffé ? » se demanda-t-il.

- Qu'est-ce que ça veut dire, d'abord ? demanda König, l'index agité comme s'il eût continué à parler sans qu'on l'entendît. « Par dignité », répéta-t-il. Clappique ne pouvait se méprendre au ton de sa voix : c'était celui de la haine. Il était à droite de Clappique, et son nez oblique, qui semblait ainsi très busqué, accentuait fortement son visage.

- Dites donc, mon petit Toto, vous croyez à la dignité ?

- Chez les autres...

- Oui ?

Clappique se tut.

- Vous savez ce que les rouges faisaient aux officiers prisonniers ?

Clappique se gardait toujours de répondre. Ça devenait sérieux. Et il sentait que cette phrase était une préparation, une aide que König se donnait à lui-même : il n'attendait pas de réponse.

- En Sibérie, j'étais interprète dans un camp de prisonniers. J'ai pu en sortir en servant dans l'armée blanche, chez Semenoff. Blancs, rouges, je m'en foutais : je voulais retourner en Allemagne. J'ai été pris par les rouges. J'étais à moitié mort de froid. Ils m'ont giflé à coups de poing, en m'appelant mon capitaine (j'étais lieutenant) jusqu'à ce que je tombe. Ils m'ont relevé. Je ne portais pas l'uniforme de Semenoff, aux petites têtes de mort : j'avais une étoile sur chaque épaulette.

Il s'arrêta. « Il pourrait refuser sans faire tant d'histoires », pensa Clappique. Haletante, pesante, la voix impliquait une nécessité qu'il cherchait pourtant à comprendre.

- Ils m'ont-enfoncé un clou dans chaque épaule, à travers chaque étoile. Long comme un doigt. Écoutez bien, mon petit Toto.

Il le prit par le bras, les yeux fixés sur les siens, avec un regard trouble :

- J'ai pleuré comme une femme, comme un veau...

J'ai pleuré devant eux. Vous comprenez, oui ? Restons-en là. Personne n'y perdra rien.

À coup sûr il racontait cette histoire - ou se la racontait - chaque fois qu'il pouvait tuer, comme si ce récit eût pu gratter jusqu'au sang l'humiliation sans limites qui le torturait.

- Mon petit, il vaudrait mieux ne pas trop me parler de dignité... Ma dignité, à moi, c'est de les tuer. Qu'est-ce que vous voulez que ça me foute, la Chine ! Hein ! La Chine, sans blagues ! Je ne suis dans le Kuomintang que pour pouvoir en faire tuer. Je ne revis comme autrefois, comme un homme, comme n'importe qui, comme le dernier des abrutis qui passent devant cette fenêtre, que quand on en tue. C'est comme les fumeurs avec leurs pipes. Vous veniez me demander sa peau ? Vous m'auriez sauvé trois fois la vie...

Il parlait entre ses dents, mais sans bouger, les mains dans ses poches, ses cheveux en brosse secoués par les mots arrachés.

- Il y a l'oubli... dit Clappique à mi-voix.

- Il y a plus d'un an que le n'ai pas couché avec une femme ! Ça vous suffit ? Et...

Il s'arrêta net, reprit plus bas :

« Mais dites donc, mon petit Toto, le jeune Gisors, le jeune Gisors... Vous parliez de malentendu ; vous voulez toujours savoir pourquoi vous êtes condamnés ? Je vais vous le dire. C'est bien vous qui avez traité l'affaire des fusils du Shan-Tung ? Savez-vous à qui les fusils étaient destinés ?

- On ne pose pas clé questions dans ce métier, pas un mot !

Il approcha l'index de sa bouche, selon ses plus pures traditions. Il en fut aussitôt gêné.

- Aux communistes. Et comme vous y risquiez votre peau, on aurait pu vous le dire. Et c'était une escroquerie. Ils se sont servis de vous pour gagner du temps : La nuit même, ils ont pillé le bateau. Si je ne m'abuse, c'est votre protégé actuel qui vous a embarqué dans cette affaire ?

Clappique faillit répondre : « J'ai quand même touché ma commission. » Mais la révélation que son interlocuteur venait de lui faire mettait une telle satisfaction sur le visage de celui-ci, que le baron ne désirait plus que s'en aller. Bien que Kyo eût tenu ses promesses, il lui avait fait jouer sa vie sans le lui dire. L'eût-il jouée ? Non. Kyo avait eu raison de lui préférer sa cause : lui aurait raison de se désintéresser de Kyo. D'autant plus qu'en vérité, il ne pouvait rien. Il haussa simplement l'épaule.

 - Alors, j'ai quarante-huit heures pour filer ?

- Oui. Vous n'insistez pas. Vous avez raison. Au revoir. »

« Il doit faire de telles confidences, d'habitude, à ceux qui vont mourir, pensait Clappique en descendant les marches de l'escalier : de toute façon, il vaut vraiment mieux que je file. » Il ne se délivrait pas du ton avec lequel König avait dit : « Pour vivre comme un homme, comme n'importe qui... » Il restait hébété par cette intoxication totale, que le sang seul assouvissait : il avait vu assez d'épaves des guerres civiles de Chine et de Sibérie pour savoir quelle négation du monde appelle l'humiliation intense ; seuls, le sang opiniâtrement versé, la drogue et la névrose nourrissent de telles solitudes. Il comprenait maintenant pourquoi König avait aimé sa compagnie, n'ignorant pas combien, auprès de lui, s'affaiblissait toute réalité. Il marchait lentement, épouvanté de retrouver Gisors qui l'attendait de l'autre côté des barbelés. Que lui dire ?.. Trop tard : poussé par l'impatience. Gisors, venu à sa rencontre, venait de se dégager de la brume, à deux mètres de lui. Il le regardait avec l'intensité hagarde des fous. Clappique eût peur, s'arrêta. Gisors déjà le prenait par le bras :