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- Rien à faire ? demandait-il d'une voix triste, mais non altérée.

Sans parler, Clappique secoua négativement la tête.

- Allons. Je vais demander aide à un autre ami.

En voyant Clappique sortir de la brume, il avait eu la révélation de sa propre folie. Tout le dialogue qu'il avait imaginé entre eux, au retour du baron, était absurde : Clappique n'était ni un interprète ni un messager, c'était une carte. La carte jouée - perdue, le visage de Clappique le montrait - il fallait en chercher une autre. Gorgé d'angoisse, de détresse, il restait lucide au fond de sa désolation. Il avait songé à Ferral ; mais Ferral n'interviendrait pas dans un conflit de cet ordre.

König avait appelé un secrétaire :

 - Demain, ici, le jeune Gisors.

5 heures

Au-dessus des courts éclairs des coups de feu jaunâtres dans la fin de la nuit, Katow et Hemmelrich voyaient, des fenêtres du premier étage, le petit jour faire naître des reflets plombés sur les toits voisins, en même temps que le profil des maisons devenait net. Les cheveux en pluie, blêmes, chacun commençait de nouveau à distinguer le visage de l'autre, et savait ce qu'il pensait. Le dernier jour. Presque plus de munitions. Aucun mouvement populaire n'était venu à leur secours. Des salves, vers Chapeï : des camarades assiégés comme eux. Katow avait expliqué à Hemmelrich pourquoi ils étaient perdus : à un moment quelconque, les hommes de Chang-Kaï-Shek apporteraient les canons de petit calibre dont disposait la garde du général ; dès qu'un de ces canons pourrait être introduit dans la maison qui faisait face à la permanence, matelas et murs tomberaient comme à la foire. La mitrailleuse des communistes commandait encore la porte de cette maison ; lorsqu'elle n'aurait plus de balles, elle cesserait de la commander. Ce qui n'allait plus tarder. Ils avaient tiré rageusement, poussés par une vengeance anticipée : condamnés, tuer était le seul sens qu'ils pussent donner à leurs dernières heures. Mais ils commençaient à être las de cela aussi. Les adversaires, abrités de mieux en mieux, n'apparaissaient plus que rarement. Il semblait que le combat s'affaiblît avec la nuit - et, absurdement, que ce jour naissant qui ne montrait pas une seule ombre ennemie apportât leur libération, comme la nuit avait apporté leur emprisonnement. Le reflet du jour, sur les toits, devenait gris pâle ; au-dessus du combat arrêté, la lumière semblait aspirer de grands morceaux de nuit, ne laissant devant les maisons que des rectangles noirs. Les ombres se raccourcissaient peu à peu : les regarder permettait de ne pas songer aux hommes qui allaient mourir là. Elles se contractaient comme tous les jours avec leur mouvement éternel, d'une sauvage majesté aujourd'hui parce qu'ils ne le verraient plus jamais. Soudain, toutes les fenêtres en face s'éclairèrent, et les balles frappèrent autour de la porte en volée de cailloux : un des leurs avait passé un veston au bout d'un bâton. L'ennemi se contentait de l'affût.

- Onze, douze, treize, quatorze..., dit Hemmelrich. Il comptait les cadavres, visibles maintenant dans la rue.

- Tout ça, c'est de la rig'lade, répondit Katow à voix presque basse. Ils n'ont qu'à attendre. Le jour est pour eux.

Il n'y avait que cinq blessés couchés dans la pièce ; ils ne gémissaient pas : deux fumaient, en regardant le jour apparaître entre le mur et les matelas. Plus loin, Souen et un autre combattant gardaient la seconde fenêtre. Presque plus de salves. Les troupes de Chang-Kaï-Shek attendaient-elles partout ? Vainqueurs, le mois précédent, les communistes connaissaient leurs progrès heure par heure ; aujourd'hui ils ne savaient rien, pareils aux vaincus d'alors.

Comme pour confirmer ce que venait de dire Katow, la porte de la maison ennemie s'ouvrit (les deux couloirs étaient en face l'un de l'autre) ; aussitôt, le crépitement d'une mitrailleuse renseigna les communistes. « Elle est venue par les toits », pensa Katow.

- Par ici !

C'étaient ses mitrailleurs qui appelaient. Hemmelrich et lui sortirent en courant, et comprirent : la mitrailleuse ennemie, sans doute protégée par un blindage, tirait sans arrêt. Il n'y avait pas de communistes dans le couloir de la permanence, puisqu'il se trouvait sous le feu de leur propre mitrailleuse qui, des plus hautes marches de l'escalier, commandait en tir plongeant l'entrée de leurs adversaires. Mais le blindage, maintenant, protégeait ceux-ci. Il fallait pourtant, avant tout, maintenir le feu. Le pointeur était tombé sur le côté, tué sans doute ; c'était le servant qui avait crié. Il tirait balle par balle la bande engagée. Les balles faisaient sauter des morceaux de bois des marches, du plâtre du mur, et des sons sourds, dans des silences d'une rapidité inconnue, indiquaient que certaines entraient dans la chair du vivant ou du mort. Hemmelrich et Katow s'élancèrent. « Pas toi ! » hurla le Belge. D'un coup d'épaule il écarta Katow qui roula dans le couloir, et sauta à la place du pointeur. L'ennemi tirait maintenant un peu plus bas. Pas pour longtemps. « Y a-t-il encore des bandes ? » demanda Hemmelrich. Au lieu de répondre, le servant piqua une tête en avant, dévala tout l'escalier. Et Hemmelrich s'aperçut qu'il ne savait pas servir une mitrailleuse.

Il remonta d'un saut, se sentit touché faiblement à l'œil et au mollet. Dans le couloir, au-dessus de l'angle du tir ennemi, il s'arrêta : son œil n'avait été touché que par un morceau de plâtre détaché par une balle ; son mollet saignait - une autre balle, en surface. Déjà il était dans la chambre où Katow, arc-bouté, d'une main attirait à lui le matelas (non pour se protéger mais pour se cacher), et tenait de l'autre un paquet de grenades : seules les grenades, si elles éclataient tout près, pouvaient agir contre le blindage.

Il fallait les lancer par la fenêtre dans le couloir ennemi. Katow avait posé un autre paquet derrière lui ; Hemmelrich le saisit et le lança en même temps que Katow pardessus le matelas. Katow se retrouva par terre, fauché par les balles, comme s'il l'eût été par ses grenades : lorsque têtes et bras avaient dépassé le matelas, on avait tiré sur eux de toutes les fenêtres, - ce craquement d'allumettes, si proche, ne venait-il pas de ses jambes ? se demandait Hemmelrich, (lui s'était baissé à temps. Les balles entraient toujours, mais le mur protégeait les deux hommes maintenant qu'ils étaient tombés : la fenêtre ne s'ouvrait qu'à soixante centimètres du parquet. Malgré les coups de fusils, Hemmelrich avait l'impression du silence, car les deux mitrailleuses s'étaient tues. Il avança sur les coudes vers Katow, qui ne bougeait pas ; il le tira par les épaules. Hors du clamp de tir, tous deux se regardèrent en silence : malgré matelas et défenses qui masquaient la fenêtre, le grand jour maintenant envahissait la chambre. Katow s'évanouissait, la cuisse trouée d'une tache rouge qui s'agrandissait sur le carreau comme sur un buvard. Hemmelrich entendit encore Souen crier : « Le canon ! » puis une détonation énorme et sourde, et, à l'instant où il levait la tête, un choc à la base du nez : il s'évanouit à son tour.

Hemmelrich revenait à lui, peu à peu, remontant des profondeurs vers cette surface de silence si étrange qu'il lui sembla qu'elle le ranimait : le canon ne tirait plus. Le mur était démoli obliquement. Par terre, couverts de plâtras et de débris, Katow et les autres, évanouis ou morts. Il avait très soif, et la fièvre. Sa blessure au mollet n'était pas grave. En rampant, il atteignit la porte, et dans le couloir se releva, lourdement, appuyé au mur. Sauf à la tête, où l'avait frappé un morceau détaché de la maçonnerie, sa douleur était diffuse ; accroché à la rampe, il descendit, non l'escalier de la rue, où sans doute les ennemis attendaient toujours, mais celui de la cour. On ne tirait plus. Les murs du couloir d'entrée étaient creusés de niches, où se trouvaient naguère des tables. Il se blottit dans la première et regarda la cour.