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À droite d'une maison qui semblait abandonnée (mais il était sûr qu'elle ne l'était pas), un hangar de tôle ; au loin, une maison à cornes et une file de poteaux tôle ; au plongeaient, en se rapetissant, vers la campagne qu'il ne reverrait pas. Les barbelés emmêlés au travers de la porte rayaient en noir ce spectacle mort et le jour gris, comme les craquelures d'une faïence. Une ombre parut derrière, une espèce d'ours : un homme de face, le dos complètement courbé ; il commença à s'accrocher aux fils de fer.

Hemmelrich n'avait plus de balles. Il regardait cette masse qui passait d'un fil à l'autre avant qu'il pût prévoir son geste (les fils étaient nets sur le jour mais sans perspective). Elle s'accrochait, retombait, s'accrochait à nouveau, énorme insecte. Hemmelrich s'approcha, le long du mur. Il était clair que l'homme allait passer ; à ce moment, pourtant, empêtré, il essayait de se dégager des barbelés accrochés à ses vêtements, avec un étrange grognement, et il semblait à Hemmelrich que ce monstrueux insecte pût rester là à jamais, énorme et recroquevillé, suspendu sur ce jour gris. Mais la main se dressa nette et noire, ouverte, les doigts écartés, pour saisir un autre fil, et le corps reprit son mouvement.

C'était la fin. Derrière, la rue et la mitrailleuse. Là-haut, Katow et ses hommes, par terre. Cette maison déserte, en face, était certainement occupée, sans doute par des mitrailleurs qui, eux, avaient encore des balles. S'il sortait, les ennemis tireraient aux genoux, pour le faire prisonnier (il sentit tout à coup la fragilité de ces petits os, les rotules...). Du moins tuerait-il peut-être celui-là.

Le monstre composé d'ours, d'homme et d'araignée, continuait à se dépêtrer de ses fils. Au côté de sa masse noire, une ligne de lumière marquait l'arête de son pistolet. Hemmelrich se sentait au fond d'un trou, fasciné moins par cet être si lent qui s'approchait comme la mort même, que par tout ce qui le suivait, tout ce qui allait une fois de plus l'écraser ainsi qu'un couvercle de cercueil vissé sur un vivant ; c'était tout ce qui avait étouffé sa vie de tous les jours, qui revenait là pour l'écraser d'un coup. « Ils m'ont pilonné pendant trente-sept ans, et maintenant ils vont me tuer. » Ce n'était pas seulement sa propre souffrance qui s'approchait, c'était celle de sa femme éventrée, de son gosse malade assassiné : tout se mêlait en un brouillard de soif, de fièvre et de haine. De nouveau, sans la regarder, il sentit la tache de sang de sa main gauche. Ni comme une brûlure, ni comme une gêne : simplement il savait qu'elle était là, et que l'homme allait enfin sortir de ses barbelés. Cet homme qui passait le premier, ce n'était pas pour de l'argent qu'il venait tuer ceux qui se traînaient là-haut, c'était pour une idée, pour une foi ; cette ombre arrêtée maintenant devant le barrage de fils de fer, Hemmelrich la haïssait jusque dans sa pensée : ce n'était pas assez que cette race d'heureux les assassinât, il fallait encore qu'elle crût avoir raison. La silhouette, corps maintenant redressé, était prodigieusement tendue sur la cour grise, sur les fils télégraphiques qui plongeaient dans la paix illimitée du matin de printemps pluvieux. D'une fenêtre, un cri d'appel s'éleva, auquel l'homme répondit ; sa réponse emplit le couloir, entoura Hemmelrich. La ligne de lumière du pistolet disparut, enfouie dans la gaine et remplacée par une barre plate, presque blanche dans cette obscurité : l'homme tirait sa baïonnette. Il n'était plus un homme, il était tout ce dont Hemmelrich avait souffert jusque-là. Dans ce couloir noir, avec ces mitrailleurs embusqués au delà de la porte et cet ennemi qui s'approchait, le Belge devenait fou de haine, et il lui semblait que le sang des siens n'était plus une tache sur sa main, mais encore liquide et chaud. « Ils nous auront tous fait crever toute notre vie, mais celui-là l'essuiera, il l'essuiera... » L'homme approchait, pas à pas, la baïonnette en avant. Hemmelrich s'accroupit et vit aussitôt la silhouette grandir, le torse diminuer au-dessus de jambes fortes comme des pieux. À l'instant où la baïonnette arrivait au-dessus de sa tête, il se releva, s'accrocha de la main droite au cou de l'homme, serra. Sous le choc, la baïonnette était tombée. Ce cou était trop gros pour une seule main, le pouce et l'extrémité des doigts s'enfonçaient convulsivement dans la chair plus qu'ils n'arrêtaient la respiration, mais l'autre main était prise par la folie, frottée avec une fureur sur le visage haletant. « Tu l'effaceras ! hurlait Hemmelrich. Tu l'effaceras ! » L'homme chancelait. D'instinct il s'accrocha au mur. Hemmelrich lui cogna la tête contre ce mur de toute sa force, se baissa une seconde ; le Chinois sentit un corps énorme qui entrait en lui, déchirait ses intestins : la baïonnette. Il ouvrit les deux mains, les ramena à son ventre avec un gémissement aigu, tomba, épaules en avant, entre les jambes d'Hemmelrich, puis se détendit d'un coup ; sur sa main ouverte, une goutte de sang tomba de la baïonnette, puis une autre. Comme si cette main de seconde en seconde tachée l'eût vengé, Hemmelrich osa enfin regarder la sienne, et comprit que la tache de sang s'y était effacée depuis des heures.

Et il découvrit qu'il n'allait peut-être pas mourir. Il déshabilla précipitamment l'officier, pris à la fois d'affection pour cet homme qui était venu lui apporter sa délivrance et de rage parce que les habits ne se dégageaient pas assez vite du corps, comme si celui-ci les eût retenus. Il secouait ce corps sauveur comme s'il lui eût fait danser la couverte. Enfin, revêtu de son costume, il se montra à la fenêtre de la rue, le visage incliné caché par la visière de la casquette. Les ennemis, en face, ouvrirent leurs fenêtres en criant. « Il faut que je file avant qu'ils ne soient ici. » Il sortit du côté de la rue, tourna à gauche comme l'eût fait celui qu'il avait tué pour aller rejoindre son groupe.

- Des prisonniers ? crièrent les hommes aux fenêtres.

Il fit au hasard un geste vers ceux qu'il était censé rejoindre. Qu'on ne tirât pas sur lui était à la fois stupide et naturel. Il ne restait plus en lui d'étonnement. Il tourna encore à gauche et partit vers les concessions : elles étaient gardées, mais il connaissait toutes les maisons à double entrée de la rue des Deux-Républiques.

L'un après l'autre, les Kuomintang commençaient à sortir.

SIXIÈME PARTIE

10 heures.

Provisoire, dit le garde.

Kyo comprit qu'on l'incarcérait à la prison de droit commun.

Dès qu'il entra dans la prison, avant même de pouvoir regarder, il fut étourdi par l'épouvantable odeur : abattoir, exposition canine, excréments. La porte qu'il venait de franchir ouvrait sur un couloir semblable à celui qu'il quittait ; à droite et à gauche, sur toute la hauteur, d'énormes barreaux de bois. Dans les cages de bois, des hommes. Au milieu, le gardien assis devant une petite table, sur laquelle était posé un fouet : manche court, lanière plate large comme la main, épaisse d'un doigt - une arme.

- Reste là, enfant de cochon, dit-il.

L'homme, habitué à l'ombre, écrivait son signalement. Kyo souffrait encore de la tête, et l'immobilité lui donna la sensation qu'il allait s'évanouir ; il s'adossa aux barreaux.

- Comment, comment, comment allez-vous ? cria-t-on derrière lui.

Voix troublante comme celle d'un perroquet, mais voix d'homme. Le lieu était trop sombre pour que Kyo distinguât un visage ; il ne voyait que des doigts énormes crispés autour des barreaux - pas très loin de son cou. Derrière, couchées sur un bat-flanc ou debout, grouillaient des ombres trop longues : des hommes, comme des vers.