- Très bien ! hurlaient les prisonniers en face. Pas toujours aux mêmes !
Les deux mains de Kyo étaient retombées le long de son corps, prises d'une peur autonome, sans même qu'il s'en fût aperçu.
- Tu as encore quelque chose à dire ? demanda le gardien.
Le fouet était maintenant entre eux.
Kyo serra les dents de toute sa force, et, par le même effort que s'il eût dû soulever un poids énorme, ne quittant pas des yeux le gardien, dirigea de nouveau ses mains vers les barreaux. Tandis qu'il les élevait lentement l'homme reculait imperceptiblement, pour prendre du champ. Le fouet claqua, sur les barreaux cette fois. Le réflexe avait été plus fort que Kyo : il avait retiré ses mains. Mais déjà il les ramenait, avec une tension exténuante des épaules, et le gardien comprenait à son regard que, cette fois, il ne les retirerait pas. Il lui cracha à la figure et leva lentement le fouet.
- Si tu... cesses de frapper le fou, dit Kyo, quand je sortirai je te... donnerai cinquante dollars.
Le gardien hésita.
- Bien, dit-il enfin.
Son regard s'écarta. Kyo fut délivré d'une telle tension qu'il crut s'évanouir. Sa main gauche était si douloureuse qu'il ne pouvait la fermer. Il l'avait élevée en même temps que l'autre à la hauteur de ses épaulés, et elle restait là, tendue. Nouveaux éclats de rire.
- Tu me tends la main ? demanda le gardien en rigolant aussi.
Il la lui serra. Kyo sentit que de sa vie il n'oublierait cette étreinte. Il retira sa main, tomba assis sur le bat-flanc. Le gardien hésita, se gratta la tête avec le manche du fouet, regagna sa table. Le fou sanglotait.
Des heures d'uniforme abjection. Enfin, des soldats vinrent chercher Kyo pour le conduire à la Police spéciale. Peut-être allait-il à la mort, et pourtant il sortit avec une joie dont la violence le surprit : il lui semblait qu'il laissait là une part immonde de lui-même.
- Entrez !
Un des gardes chinois poussa Kyo par l'épaule, mais à peine ; dès qu'ils avaient affaire à des étrangers (et pour un Chinois, Kyo était japonais ou européen, mais certainement étranger) les gardes modéraient la brutalité à laquelle ils se croyaient tenus. Sur un signe de König, ils restèrent dehors. Kyo avança vers le bureau, cachant dans sa poche sa main gauche tuméfiée, en regardant cet homme qui, lui aussi, cherchait ses yeux : visage anguleux rasé, nez de travers, cheveux en brosse. « Un homme qui va sans doute vous faire tuer ressemble décidément à n'importe quel autre. » König tendit la main vers son revolver posé sur la table : non, il prenait une boîte de cigarettes. Il la tendit à Kyo.
- Merci. Je ne fume pas.
- L'ordinaire de la prison est détestable, comme il convient. Voulez-vous déjeuner avec moi ?
Sur la table, du café, du lait, deux tasses, des tranches de pain.
- Du pain seulement. Merci.
König sourit :
- C'est la même cafetière pour vous et pour moi, vous savez... »
Kyo resta debout (il n'y avait pas de siège) devant le bureau, mordant son pain comme un enfant. Après l'abjection de la prison, tout était pour lui d'une légèreté irréelle. Il savait que sa vie était en jeu, mais même mourir était simple. Il n'était pas impossible que cet homme fût courtois par indifférence : de race blanche, il avait peut-être été amené à ce métier par accident, ou par cupidité. Ce que souhaitait Kyo, qui n'éprouvait pour lui nulle sympathie mais eût aimé se détendre, se délivrer de la tension dont l'avait exténué la prison ; il venait de découvrir combien être contraint à se réfugier tout entier en soi-même est épuisant.
Le téléphone sonna.
- Allô ! dit König. Oui, Gisors, Kyoshi{5}. Parfaitement. Il est chez moi.
« On demande si vous êtes encore vivant, dit-il à Kyo.
- Pourquoi m'avez-vous fait venir ?
- Je pense que nous allons nous entendre.
Le téléphone, de nouveau.
- Allô ! Non. J'étais justement en train de lui dire que nous nous entendrions certainement. Fusillé ? Rappelez-moi.
Le regard de König n'avait pas quitté celui de Kyo.
- Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il en raccrochant le récepteur.
- Rien.
König baissa les yeux, les releva :
- Vous tenez à vivre ?
- Ça dépend comment.
- On peut mourir aussi de diverses façons.
- On n'a pas le choix...
- Vous croyez qu'on choisit toujours sa façon de vivre ?
König pensait à lui-même. Kyo était résolu à ne rien céder d'essentiel, mais il ne désirait nullement l'irriter.
- Je ne sais pas.
- On m'a dit que vous êtes communiste par... comment, déjà ? dignité. C'est vrai ?
Kyo ne comprit pas d'abord. Tendu dans l'attente du téléphone, il se demandait à quoi tendait ce singulier interrogatoire. Enfin :
- Ça vous intéresse réellement ? demanda-t-il.
- Plus que vous ne pouvez croire.
Il y avait de la menace dans le ton. Kyo répondit :
- Je pense que le communisme rendra la dignité possible pour ceux avec qui je combats. Ce qui est contre lui, en tout cas, les contraint à n'en pas avoir. Pourquoi m'avoir posé cette question, puisque vous n'écoutez pas ma réponse ?
- Qu'appelez-vous la dignité ? Ça ne veut rien dire !
Le téléphone sonna. « Ma vie ? », pensa Kyo. König ne décrocha pas.
- Le contraire de l'humiliation, dit Kyo.
« Quand on vient d'où je viens, ça veut dire quelque chose.
L'appel du téléphone sonnait. König posa la main sur l'appareil.
- Où sont cachées les armes ? dit-il seulement.
- Vous pouvez laisser le téléphone. J'ai enfin compris.
Il pensait que l'appel était une pire mise en scène. Il se baissa rapidement : König avait failli lui jeter à la tête l'un des deux revolvers ; mais il le reposa sur la table.
- J'ai mieux, dit-il. Quant au téléphone, vous verrez bientôt s'il est truqué, mon petit. Vous avez déjà vu torturer ?
Dans sa poche, Kyo essayait de serrer ses doigts tuméfiés. Le cyanure était dans cette poche gauche, et il craignait de le laisser tomber s'il devait le porter à sa bouche.
- Du moins ai-je vu des gens torturés. Pourquoi m'avez-vous demandé où sont les armes ? Vous le savez, ou le saurez. Alors ?
- Les communistes sont écrasés partout.
Kyo se taisait.
- Ils le sont. Réfléchissez bien : si vous travaillez pour nous, vous êtes sauvé, et personne ne le saura. Je vous fais évader...
« Il devrait bien commencer par là », pensa Kyo. La nervosité lui donnait de l'humour, bien qu'il n'en eût pas envie. Mais il savait que la police ne se contente pas de gages incertains. Pourtant, le marché le surprit comme si, d'être conventionnel, il eût cessé d'être proposable.
- Moi seul, reprit König, le saurait. Ça suffit...
Pourquoi, se demandait Kyo, cette complaisance sur le « Ça suffit » ?
- Je n'entrerai pas à votre service, dit-il d'une voix neutre.
- Attention : je peux vous coller au secret avec une dizaine d'innocents en leur disant que leur sort dépend de vous, qu'ils resteront en prison si vous ne parlez pas et qu'ils sont libres du choix de leurs moyens...
- Les bourreaux, c'est plus simple...
- Erreur. L'alternance des supplications et des cruautés est pire. Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas - pas encore, du moins.
- Je viens de voir à peu près torturer un fou.
- Vous rendez-vous bien compte de ce que vous risquez ?