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- Je sais.

König pensait que, malgré ce que lui disait Kyo, la menace qui pesait sur lui, lui échappait. « Sa jeunesse l'aide », pensait-il. Deux heures plus tôt, il avait interrogé un tchékiste prisonnier ; après dix minutes il l'avait senti fraternel. Leur monde, à tous deux, n'était plus celui des hommes. Si Kyo échappait à la peur par manque d'imagination, - - patience...

- Vous ne vous demandez pas pourquoi je ne vous ai pas encore envoyé ce revolver à travers la figure ?

- Vous avez dit : « J'ai mieux... »

König sonna.

- Peut-être viendrai-je cette nuit vous demander ce que vous pensez de la dignité humaine.

« Au préau, série A », dit-il aux gardes qui entraient.

4 heures.

Clappique se mêla au mouvement qui poussait la foule des concessions vers les barbelés : dans l'avenue des Deux-Républiques le bourreau passait, son sabre courbe sur l'épaule, suivi de son escorte de mauséristes. Clappique se retourna aussitôt, s'enfonça dans la concession. Kyo arrêté, la défense communiste écrasée, nombre de sympathisants assassinés dans la ville européenne même... König lui avait donné jusqu'au soir : il ne serait pas protégé plus longtemps. Des coups de feu un peu partout. Portés par le vent, il lui semblait qu'ils s'approchaient de lui, et la mort avec eux. « Je ne veux pas mourir, disait-il entre ses dents, je ne veux pas mourir... » Il s'aperçut qu'il courait. Il arriva aux quais.

Pas de passeport, et plus assez d'argent pour prendre un billet.

Trois paquebots, dont un français. Clappique cessa de courir. Se cacher dans les canots de sauvetage recouverts d'une bâche tendue ? Il eût fallu monter à bord, et l'homme de coupée ne le laisserait pas passer. C'était idiot, d'ailleurs. Les soutes ? Idiot, idiot, idiot. Aller trouver le capitaine, d'autorité ? Il s'était tiré d'affaire ainsi dans sa vie ; mais cette fois le capitaine le croirait communiste et refuserait de l'embarquer. Le bateau partait dans deux heures : mauvais moment pour déranger le capitaine. Découvert à bord lorsque le bateau aurait pris la mer, il s'arrangerait, mais il fallait y monter.

Il se voyait caché dans quelque coin, blotti dans un tonneau ; mais la fantaisie, cette fois, ne le sauvait pas. Il lui semblait s'offrir, comme aux intercesseurs d'un dieu inconnu, à ces paquebots énormes, hérissés, chargés de destinées, indifférents à lui jusqu'à la haine. Il s'était arrêté devant le bateau français. Il regardait, fasciné par la passerelle, les hommes qui montaient et descendaient (dont aucun ne pensait à lui, ne devinait son angoisse et qu'il eût voulu tous tuer pour cela), qui montraient leur billet en passant la coupée. Fabriquer un faux billet ? Absurde.

Un moustique le piqua. Il le chassa, toucha sa joue : sa barbe commençait à pousser. Comme si toute toilette eût été propice aux départs, il décida d'aller se faire raser, mais sans s'éloigner du bateau. Au delà des hangars, parmi les bistrots et les marchands de curiosités, il vit la boutique d'un coiffeur chinois. Le propriétaire possédait aussi un café misérable, et ses deux commerces n'étaient séparés que par une natte tendue. Attendant son tour, Clappique s'assit à côté de la natte et continua à surveiller la coupée du paquebot. De l'autre côté, des gens parlaient :

- C'est le troisième, dit une voix d'homme.

- Avec le petit, aucun ne nous prendra. Si nous essayions dans un des hôtels riches, quand même ? C'était une femme qui répondait.

- Habillés comme nous sommes ? Le type à galons nous foutra à la porte avant que nous ne la touchions.

- Là, les enfants ont le droit de crier !.. Essayons encore, n'importe où.

- Dès que les propriétaires verront le gosse, ils refuseront. Il n'y a que les hôtels chinois qui puissent accepter, mais le gosse tombera malade, avec leur sale nourriture.

- Dans un hôtel européen pauvre, si on arrivait à passer le petit, quand on y serait, ils n'oseraient peut-être pas nous jeter dehors... En tout cas, on gagnerait toujours une nuit. Il faudrait empaqueter le petit, qu'ils croient que c'est du linge.

- Le linge ne crie pas.

- Avec le biberon dans la bouche, il ne criera pas...

- Peut-être. Je m'arrangerais avec le type, et tu viendrais après. Tu n'aurais à passer qu'une seconde devant lui.

Silence. Clappique regardait la coupée. Bruit de papier.

- Tu ne peux pas t'imaginer la peine que ça me fait de le porter comme ça... J'ai l'impression que c'est de mauvais augure pour toute sa vie... Et j'ai peur que ça lui fasse mal...

Silence de nouveau. Étaient-ils partis ? Le client quittait son fauteuil ; le coiffeur fit signe à Clappique qui s'y installa, toujours sans quitter le paquebot de l'œil. L'échelle était vide, mais à peine le visage de Clappique était-il couvert de savon qu'un matelot monta, deux seaux neufs (qu'il venait peut-être d'acheter) à la main, des balais sur l'épaule. Clappique le suivait du regard, marche à marche : il se fût identifié à un chien, pourvu que le chien gravît cette échelle et partît. Le matelot passa devant l'homme de coupée sans rien dire.

Clappique paya en jetant les pièces sur le lavabo, arracha ses serviettes et sortit, la figure pleine de savon. Il savait où trouver des fripiers. On le regardait : après dix pas, il revint, se lava le visage, repartit.

Il trouva sans peine des bleus de marin chez le premier fripier venu. Il regagna au plus vite son hôtel, changea de vêtements. « Il faudrait aussi des balais, ou quelque chose comme ça. Acheter aux boys de vieux balais ? Absurde : pourquoi un matelot irait-il se balader à terre avec ses balais ? Pour avoir l'air plus beau ? Complètement idiot. S'il passait la coupée avec des balais, c'est qu'il venait de les acheter à terre. Ils devaient donc être neufs... Allons en acheter...

Il entra dans le magasin avec son habituel air-Clappique. Devant le regard de dédain du vendeur anglais, il s'écria : « Dans mes bras ! » mit les balais sur son épaule, se retourna en faisant tomber une lampe de cuivre, et sortit.

« Dans mes bras » malgré son extravagance volontaire exprimait ce qu'il éprouvait : jusque-là, il avait joué une comédie inquiète, par acquit de conscience et par peur, mais sans échapper à l'idée inavouée qu'il échouerait ; le dédain du vendeur, - bien que Clappique négligeant son costume n'eût pas pris l'attitude d'un marin, - lui prouvait qu'il pouvait réussir. Balais sur l'épaule, il marchait vers le paquebot, regardant au passage tous les yeux pour trouver en eux la confirmation de son nouvel état. Comme lorsqu'il s'était arrêté devant la coupée, il était stupéfait d'éprouver combien sa destinée était indifférente aux êtres, combien elle n'existait que pour lui : les voyageurs, tout à l'heure, montaient sans regarder cet homme qui restait sur le quai, peut-être pour y être tué ; les passants, maintenant, regardaient avec indifférence ce marin ; nul ne sortait de la foule pour s'étonner ou le reconnaitre ; pas même un visage intrigué... Non qu'une fausse vie fût faite pour le surprendre, mais cette fois elle lui était imposée, et sa vraie vie en dépendait peut-être. Il avait soif. Il s'arrêta à un bar chinois, posa ses balais. Dès qu'il but, il comprit qu'il n'avait nullement soif, qu'il avait voulu tenter une épreuve de plus. La façon dont le patron lui rendit sa monnaie suffit à le renseigner. Depuis qu'il avait changé de costume, les regards, autour de lui, n'étaient plus les mêmes. L'habituel interlocuteur de sa mythomanie était devenu foule.

En même temps, - instinct de défense ou plaisir - l'acceptation générale de son nouvel état civil l'envahissait lui-même. Il rencontrait, tout à coup, par accident, la réussite la plus éclatante de sa vie. Non, les hommes n'existaient pas, puisqu'il suffit d'un costume pour échapper à soi-même, pour trouver une autre vie dans les yeux des autres. C'était, en profondeur, le même dépaysement, le même bonheur qui l'avaient saisi la première fois qu'il était entré dans la foule chinoise. « Dire que faire une histoire, en français, ça veut dire l'écrire, et non la vivre ! » Ses balais portés comme des fusils, il gravit la passerelle, passa, les jambes molles, devant l'homme de coupée, et se trouva sur la coursive. Il fila vers l'avant parmi les passagers de pont, posa ses balais sur un rouleau de cordages. Il ne risquait plus rien avant la première escale. Il était pourtant loin de la tranquillité. Un passager de pont, Russe à la tête en fève, s'approcha de lui :