La porte s'ouvrit de nouveau. Encore des baïonnettes, éclairées maintenant de bas en haut par le fanal, mais pas de blessés. Un officier kuomintang entra seul. Bien qu'il ne vît plus que la masse des corps, Katow sentit que chaque homme se raidissait. L'officier, là-bas, sans volume, ombre que le fanal éclairait mal contre la fin du jour, donnait des ordres à une sentinelle. Elle s'approcha, chercha Katow, le trouva. Sans le toucher, sans rien dire, avec respect, elle lui fit seulement signe de se lever. Il y parvint avec peine, face à la porte, là-bas, où l'officier continuait à donner des ordres. Le soldat, fusil d'un bras, fanal de l'autre, se plaça à sa gauche. À sa droite, il n'y avait que l'espace libre et le mur blanc. Le soldat montra l'espace, du fusil. Katow sourit amèrement, avec un orgueil désespéré. Mais personne ne voyait son visage : la sentinelle, exprès, ne le regardait pas, et tous ceux des blessés qui n'étaient pas en train de mourir, soulevés sur une jambe, sur un bras, sur le menton, suivaient du regard son ombre pas encore très noire qui grandissait sur le mur des torturés.
L'officier sortit. La porte demeura ouverte.
Les sentinelles présentèrent les armes : un civil entra. « Section A », cria du dehors une voix sur quoi la porte fut refermée. Une des sentinelles accompagna le civil vers le mur, sans cesser de grommeler ; tout près, Katow, stupéfait, reconnut Kyo. Comme il n'était pas blessé, les sentinelles, en le voyant arriver entre deux officiers, l'avaient pris pour l'un des conseillers étrangers de Chang-Kaï-Shek ; reconnaissant maintenant leur méprise, elles l'engueulaient de loin. Il se coucha dans l'ombre, à côté de Katow.
- T'sais ce qui nous attend ? demanda celui-ci.
- On a pris soin de m'en avertir, je m'en fous : j'ai mon cyanure. Tu as le tien ?
- Oui.
- Tu es blessé ?
- Aux jambes. Je peux marcher.
- Tu es là depuis longtemps ?
- Non. Quand as-tu été pris ?
- Hier soir. Moyen de filer, ici ?
- Rien à faire. Presque tous sont gravement blessés. Dehors, des soldats partout. Et tu as vu les mitrailleuses devant la porte ?
- Oui. Où as-tu été pris ?
Tous deux avaient besoin d'échapper à cette veillée funèbre, de parler, de parler : Katow, de la prise de la Permanence ; Kyo, de la prison, de l'entretien avec König, de ce qu'il avait appris depuis ; avant même la prison provisoire, il avait su que May n'était pas arrêtée.
Katow était couché sur le côté, tout près de lui, séparé par toute l'étendue de la souffrance : bouche entr'ouverte, lèvres gonflées sous son nez jovial, les yeux presque fermés, mais relié à lui par l'amitié absolue, sans réticences et sans examen, que donne seule la mort : vie condamnée échouée contre la sienne dans l'ombre pleine de menaces et de blessures, parmi tous ces frères dans l'ordre mendiant de la Révolution : chacun de ces hommes avait rageusement saisi au passage la seule grandeur qui pût être la sienne.
Les gardes amenèrent trois Chinois. Séparés de la foule des blessés, mais aussi des hommes du mur. Ils avaient été arrêtés avant le combat, vaguement jugés, et attendaient d'être fusillés.
- Katow ! appela l'un d'eux.
C'était Lou-You-Shuen, l'associé de Hemmelrich.
- Quoi ?
- Sais-tu si on fusille loin d'ici, ou près ?
- Je ne sais pas. On n'entend pas, en tout cas.
Une voix dit, un peu plus loin :
- Paraît que l'exécuteur, après, vous barbote vos dents en or.
Et une autre :
- Je m'en fous : j'en ai pas.
Les trois Chinois fumaient des cigarettes, bouffée après bouffée, opiniâtrement.
- Vous avez plusieurs boîtes d'allumettes ? demanda un blessé, un peu plus loin.
- Oui.
- Envoyez-en une.
Lou envoya la sienne.
- Je voudrais bien que quelqu'un pût dire à mon fils, que je suis mort avec courage », dit-il à mi-voix. Et, un peu plus bas encore : « Ça n'est pas facile de mourir. »
Katow découvrit en lui une sourde joie : pas de femme, pas d'enfants.
La porte s'ouvrit.
- Envoies-en un ! cria la sentinelle.
Les trois hommes se serraient l'un contre l'autre.
- Alors, quoi, dit le garde, décidez-vous...
Il ne choisissait pas. Soudain, l'un des deux Chinois inconnus fit un pas en avant, jeta sa cigarette à peine brûlée, en alluma une autre après avoir cassé deux allumettes et partit d'un pas pressé vers la porte en boutonnant, une à une, toutes les boutonnières de son veston. La porte se referma.
Un blessé ramassait les morceaux d'allumettes tombés. Ses voisins et lui avaient brisé en menus fragments celles de la boîte donnée par Lou-You-Shuen, et jouaient à la courte paille. Après moins de cinq minutes, la porte se rouvrit :
- Un autre !
Lou et son compagnon avancèrent ensemble, se tenant par le bras. Lou récitait d'une voix haute et sans timbre la mort du héros d'une pièce fameuse ; mais la vieille communauté chinoise était bien détruite : nul ne l'écoutait.
- Lequel ? demanda le soldat.
Ils ne répondaient pas.
- Ça va venir, oui !
D'un coup de crosse il les sépara : Lou était plus près de lui que l'autre : il le prit par l'épaule.
Lou dégagea son épaule, avança. Son compagnon revint à sa place et se coucha.
Kyo sentit combien il serait plus difficile à celui-là de mourir qu'à ceux qui l'avaient précédé : lui, restait seul. Aussi courageux que Lou, puisqu'il avait avancé avec lui. Mais maintenant sa façon d'être couché par terre, en chien de fusil, les bras serrés autour du corps, criait la peur. En effet, quand le garde le toucha, il fut pris d'une crise nerveuse. Deux soldats le saisirent, l'un par les pieds, l'autre par la tête et l'emportèrent.
Allongé sur le dos, les bras ramenés sur la poitrine, Kyo ferma les yeux : c'était précisément la position des morts. Il s'imagina, allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimée la dignité même des plus misérables. Il avait beaucoup vu mourir, et, aidé par son éducation japonaise, il avait toujours pensé qu'il est beau de mourir de sa mort, d'une mort qui ressemble à sa vie. Et mourir est passivité, mais se tuer est acte. Dès qu'on viendrait chercher le premier des leurs, il se tuerait en pleine conscience. Il se souvint, - le cœur arrêté - des disques de phonographe. Temps où l'espoir conservait un sens ! Il ne reverrait pas May, et la seule douleur à laquelle il fût vulnérable était sa douleur à elle, comme si sa propre mort eût été une faute. « Le remords de mourir », pensa-t-il avec une ironie crispée. Rien de semblable à l'égard de son père qui lui avait toujours donné l'impression, non de faiblesse, mais de force. Depuis plus d'un an, May l'avait délivré de toute solitude, sinon de toute amertume. La lancinante fuite dans la tendresse des corps noués pour la première fois jaillissait, hélas ! dès qu'il pensait à elle, déjà séparé des vivants... « Il faut maintenant qu'elle m'oublie... » Le lui écrire, il ne l'eût que meurtrie et attachée à lui davantage. « Et c'est lui dire d'en aimer un autre. » Ô prison, lieu où s'arrête le temps, - qui continue ailleurs... Non ! C'était dans ce préau séparé de tous par les mitrailleuses, que la révolution, quel que fût son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection, aurait reçu le coup de grâce ; partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l'absurdité, dans l'humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyants prient ; et, dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme s'ils eussent été déjà des morts... Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d'amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée... Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu'au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu'Hemmelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ?