- À ceci près qu'il est toujours imprudent de jouer avec le crédit : quinze faillites de banques de province ne seraient pas profitables aux établissements, ne serait-ce qu'en raison des mesures politiques qu'elles appelleraient.
« Tout ça est parler pour ne rien dire, pensa Ferral, sinon que la Banque de France a peur d'être engagée elle-même et de devoir payer si les établissements paient. » Silence. Le regard interrogateur du ministre rencontra celui de l'un des représentants : visage de lieutenant de hussards, regard appuyé prêt à la réprimande, voix nette :
- Contrairement à ce que nous rencontrons d'ordinaire dans des entretiens semblables à celui qui nous réunit, je dois dire que je suis un peu moins pessimiste que M. Ferral sur l'ensemble des postes du bilan qui nous est soumis. La situation des banques du groupe est désastreuse, il est vrai ; mais certaines sociétés peuvent être défendues, même sous leur forme actuelle.
- C'est l'ensemble d'une œuvre que je vous demande de maintenir, dit Ferral. Si le Consortium est détruit, ses affaires perdent tout sens pour la France.
- Par contre, dit un autre représentant au visage mince et fin, M. Ferral me semble optimiste, malgré tout, quant à l'actif principal du Consortium. L'emprunt n'est pas encore émis.
Il regardait en parlant le revers du veston de Ferral ; celui-ci, intrigué, suivit son regard, et finit par comprendre : seul, il n'était pas décoré. Exprès. Son interlocuteur, lui, était commandeur, et regardait avec hostilité cette boutonnière dédaigneuse. Ferral n'avait jamais attendu de considération que de sa force.
- Vous savez qu'il sera émis, dit-il ; émis et couvert. Cela regarde les banques américaines et non leurs clients qui prendront ce qu'on leur fera prendre.
- Supposons-le. L'emprunt couvert, qui nous dit que les chemins de fer seront construits ?
- Mais, dit Ferral avec un peu d'étonnement (son interlocuteur ne pouvait ignorer ce qu'il allait répondre), il n'est pas question que la plus grande partie des fonds soit versée au gouvernement chinois. Ils iront directement des banques américaines aux entreprises chargées de la fabrication du matériel, de toute évidence. Sinon, croyez-vous que les Américains placeraient l'emprunt ?
- Certes. Mais Chang-Kaï-Shek peut être tué ou battu ; si le bolchevisme renaît, l'emprunt ne sera pas émis. Pour ma part, je ne crois pas que Chang-Kaï-Shek se maintienne au pouvoir. Nos informations donnent sa chute pour imminente.
- Les communistes sont écrasés partout, répondit Ferral. Borodine vient de quitter Han-Kéou et rentre à Moscou.
- Les communistes, sans doute, mais non point le communisme. La Chine ne redeviendra jamais ce qu'elle était, et, après le triomphe de Chang-Kaï-Shek, de nouvelles vagues communistes sont à craindre...
- Mon avis est qu'il sera encore au pouvoir dans dix ans ; mais il n'est aucune affaire qui ne comporte aucun risque.
(N'écoutez, pensait-il, que votre courage, qui ne vous dit jamais rien. Et la Turquie, quand elle ne vous remboursait pas un sou et achetait avec votre argent les canons de la guerre ? Vous n'aurez pas fait seuls une seule grande affaire. Quand vous avez fini vos coucheries avec l'État, vous prenez votre lâcheté pour de la sagesse, et croyez qu'il suffit d'être manchot pour devenir la Vénus de Milo, ce qui est excessif).
- Si Chang-Kaï-Shek se maintient au gouvernement, dit d'une voix douce un représentant jeune, aux cheveux frisés, la Chine va recouvrer son autonomie douanière. Qui nous dit que, même en accordant à M. Ferral tout ce qu'il suppose, son activité en Chine ne perde pas toute valeur le jour où il suffira de lois chinoises pour la réduire à néant ? Plusieurs réponses peuvent être faites à cela, je le sais...
- Plusieurs, dit Ferral.
- Il n'en reste pas moins, répondit le représentant au visage d'officier, que cette affaire est incertaine, ou, en admettant même qu'elle n'implique aucun risque, il reste qu'elle implique un crédit à long terme et, à la vérité, une participation à la vie d'une affaire... Nous savons tous que M. Germain faillit conduire à la ruine le Crédit Lyonnais pour s'être intéressé aux Couleurs d'Aniline, une des meilleures affaires françaises cependant. Notre fonction n'est pas de participer à des affaires, mais de prêter de l'argent sur des garanties, et à court terme. Hors de là, la parole n'est plus à nous, elle est aux banques d'affaires.
Silence, de nouveau. Long silence.
Ferral réfléchissait aux raisons pour lesquelles le ministre n'intervenait pas. Tous, et lui-même, parlaient une langue conventionnelle et ornée comme les formules rituelles d'Asie : il n'était d'ailleurs pas question que tout ça ne fût passablement chinois. Que les garanties du Consortium fussent insuffisantes, c'était bien évident ; sinon, se fût-il trouvé là ? Depuis la guerre, les pertes subies par l'épargne française (comme disent les journaux de chantage, pensait-il : l'irritation lui donnait de la verve) qui avait souscrit les actions ou obligations des affaires commerciales recommandées par les Établissements et les grandes banques d'affaires, étaient d'environ 40 milliards - sensiblement plus que le traité de Francfort. Une mauvaise affaire payait une plus forte commission qu'une bonne, et voilà tout. Mais encore fallait-il que cette mauvaise affaire fût présentée aux Établissements par un des leurs. Ils ne paieraient pas, sauf si le ministre intervenait formellement, parce que Ferral n'était pas des leurs. Pas marié : histoire de femmes. Soupçonné de fumer l'opium. Il avait dédaigné la Légion d'honneur. Trop d'orgueil pour être, soit conformiste, soit hypocrite. Peut-être le grand individualisme ne pouvait-il se développer pleinement que sur un fumier d'hypocrisie : Borgia n'était pas pape par hasard... Ce n'était pas à la fin du XVIIIe siècle, parmi les révolutionnaires ivres de vertu, que se promenaient les grands individualistes, mais à la Renaissance, dans une structure sociale qui était la chrétienté, de toute évidence...
- Monsieur le Ministre, dit le plus âgé des délégués, mangeant à la fois des syllabes et sa courte moustache, blanche comme ses cheveux ondulés, que nous soyons disposés à venir en aide à l'État ça va de soi. Entendu. Vous le savez.
Il retira son lorgnon, et les gestes de ses mains aux doigts légèrement écartés devinrent des gestes d'aveugle.
« Mais enfin, tout de même, il faudrait savoir dans quelle mesure ! Je ne dis pas que chacun de nous ne puisse intervenir pour 5 millions. Bon.
Le ministre haussa imperceptiblement les épaules.
« Mais ce n'est pas ce dont il s'agit, puisque le Consortium doit rembourser au minimum 250 millions de dépôts. Alors quoi ? Si l'état pense qu'un krach de cette importance est fâcheux, il peut trouver lui-même des fonds ; pour sauver les déposants français et les déposants annamites, la Banque de France et le Gouvernement général de l'Indochine sont tout de même plus désignés que nous, qui avons aussi nos déposants et nos actionnaires. Chacun de nous est ici au nom de son Établissement...
(Étant bien entendu, pensait Ferra, que si le ministre faisait nettement entendre qu'il exige que le Consortium soit renfloué, il n'y aurait plus ni déposants, ni actionnaires).
« ... Lequel d'entre nous peut affirmer que ses actionnaires approuveraient un prêt qui n'est destiné qu'à maintenir un établissement chancelant ? Ce que pensent ces actionnaires, monsieur le Ministre, - et pas eux seulement, - nous le savons fort bien : c'est que le marché doit être assaini, que des affaires qui ne sont pas viables doivent sauter ; que les maintenir artificiellement est le plus mauvais service à rendre à tous. Que devient l'efficacité de la concurrence, qui fait la vie du commerce français, si les affaires condamnées sont automatiquement maintenues ?