La ruelle où ils marchaient, la première de la cité chinoise, était, à cause de la proximité des maisons européennes, celle des marchands d'animaux. Toutes les boutiques étaient closes : pas un animal dehors, et aucun cri ne troublait le silence, entre les appels de sirène et les dernières gouttes qui tombaient des toits à cornes dans les flaques. Les bêtes dormaient. Ils entrèrent, après avoir frappé, dans l'une des boutiques : celle d'un marchand de poissons vivants. Seule lumière, une bougie plantée dans un photophore se reflétait faiblement dans les jarres phosphorescentes alignées comme celles d'Ali-Baba, et où dormaient, invisibles, les illustres cyprins chinois.
- Demain ? demanda Kyo.
- Demain ; à une heure.
Au fond de la pièce, derrière un comptoir, dormait dans son coude replié un personnage indistinct. Il avait à peine levé la tête pour répondre. Ce magasin était l'une des quatre-vingts permanences du Kuomintang, par quoi se transmettaient les nouvelles.
- Officiel ?
- Oui. L'armée est à Tcheng-Tchéou. Grève générale à midi.
Sans que rien changeât dans l'ombre, sans que le marchand assoupi au fond de son alvéole fît un geste, la surface phosphorescente de toutes les jarres commença à s'agiter faiblement ; de molles vagues noires, concentriques, se levaient en silence : le son des voix éveillait les poissons. Une sirène, de nouveau, se perdit au loin.
Ils sortirent, reprirent leur marche. Encore l'avenue des Deux-Républiques.
Taxi. La voiture démarra à une allure de film. Katow, assis à gauche, se pencha, regarda le chauffeur avec attention.
- Il est nghien{2}. Dommage. Je voudrais absolument n'être pas tué avant demain soir. Du calme, mon petit !
- Clappique va donc faire venir le bateau, dit Kyo. Les camarades qui sont au magasin d'habillement du gouvernement peuvent nous fournir des costumes de flics...
- Inutile. J'en ai plus de quinze à la perm'nence.
- Prenons la vedette avec tes douze types.
- Ce serait mieux sans toi...
Kyo le regarda sans rien dire.
- C'est pas très dangereux, mais c'est pas non plus de tout repos, vois-tu bien. C'est plus dangereux que cette andouille de chauffeur qui est en train de reprendre de la vitesse. Et c'est pas le moment de te faire descendre.
- Toi non plus.
- C'est pas la même chose. Moi, on peut me remplacer, maintenant, tu comprends... J'aimerais mieux que tu t'occupes du camion qui attendra, et de la distribution.
Il hésitait, gêné, la main sur la poitrine. « Il faut le laisser se rendre compte », pensait-il. Kyo ne disait rien. La voiture continuait à filer entre des raies de lumière estompées par la brume. Qu'il fût plus utile que Katow n'était pas douteux : le Comité Central connaissait le détail de ce qu'il avait organisé, mais en fiches, et lui avait la ville dans la peau, avec ses points faibles comme des blessures. Aucun de ses camarades ne pouvait réagir aussi vite que lui, aussi sûrement.
Des lumières de plus en plus nombreuses... De nouveau, les camions blindés des concessions, puis, une fois de plus, l'ombre.
L'auto s'arrêta. Kyo en descendit.
- Je vais chercher les frusques, dit Katow ; je te ferai prendre quand tout sera prêt.
Kyo habitait avec son père une maison chinoise sans étage : quatre ailes autour d'un jardin. Il traversa la première, puis le jardin, et entra dans le hall : à droite et à gauche, sur les murs blancs, des peintures Song, des phénix bleu Chardin ; au fond, un Bouddha de la dynastie Weï, d'un style presque roman. Des divans nets, une table à opium. Derrière Kyo, les vitres nues comme celles d'un atelier. Son père, qui l'avait entendu, entra : depuis quelques années il souffrait d'insomnies, ne dormait plus que quelques heures à l'aube, et accueillait avec joie tout ce qui pouvait emplir sa nuit.
- Bonsoir, père. Tchen va venir te voir.
- Bien.
Les traits de Kyo n'étaient pas ceux de son père ; il semblait pourtant qu'il eût suffi au sang japonais de sa mère d'adoucir le masque d'abbé ascétique du vieux Gisors, - masque dont une robe de chambre en poil de chameau, cette nuit, accentuait le caractère, - pour en faire le visage de samouraï de son fils.
- Il lui est arrivé quelque chose ?
- Oui.
Tous deux s'assirent. Kyo n'avait pas sommeil. Il raconta le spectacle que Clappique venait de lui donner - sans parler des armes. Non qu'il se méfiât de son père ; mais il exigeait d'être seul responsable de sa vie. Bien que le vieux professeur de sociologie de l'Université de Pékin, chassé par Tchang-Tso-Lin à cause de son enseignement, eût formé le meilleur des cadres révolutionnaires de la Chine du Nord, il ne participait pas à l'action. Dès que Kyo entrait là, sa volonté se transformait donc en intelligence, ce qu'il n'aimait guère : et il s'intéressait aux êtres au lieu de s'intéresser aux forces. Parce que Kyo parlait de Clappique à son père qui le connaissait bien, le baron lui parut plus mystérieux que tout à l'heure, lorsqu'il le regardait.
- ... il a fini en me tapant de cinquante dollars...
- Il est désintéressé, Kyo...
- Mais il venait de dépenser cent dollars : je l'ai vu. La mythomanie est toujours une chose assez inquiétante. Il voulait savoir jusqu'où il pouvait continuer d'employer Clappique. Son père, comme toujours, cherchait ce qu'il y avait en cet homme d'essentiel ou de singulier. Mais ce qu'un homme a de plus profond est rarement ce par quoi on peut le faire immédiatement agir, et Kyo pensait à ses pistolets :
- S'il a besoin de se croire si riche, que ne tente-t-il de s'enrichir ?
- Il a été le premier antiquaire de Pékin...
- Pourquoi dépense-t-il donc tout son argent en une nuit, sinon pour se donner l'illusion d'être riche ?
Gisors cligna des yeux, rejeta en arrière ses cheveux blancs presque longs ; sa voix d'homme âgé, malgré son timbre affaibli, prit la netteté d'une ligne :
- Sa mythomanie est un moyen de nier la vie, n'est-ce pas, de nier, et non pas d'oublier. Méfie-toi de la logique en ces matières...
Il étendit confusément la main ; ses gestes étroits ne se dirigeaient presque jamais vers la droite ou la gauche, mais devant lui : ses mouvements, lorsqu'ils prolongeaient une phrase, ne semblaient pas écarter, mais saisir quelque chose.
« Tout se passe comme s'il avait voulu se démontrer que, bien qu'il ait vécu pendant deux heures comme un homme riche, la richesse n'existe pas. Parce qu'alors, la pauvreté n'existe pas non plus. Ce qui est l'essentiel. Rien n'existe : tout est rêve. N'oublie pas l'alcool, qui l'aide...
Gisors sourit. Le sourire de ses lèvres aux coins abaissés, amincies déjà, l'exprimait avec plus de complexité que ses paroles. Depuis vingt ans il appliquait son intelligence à se faire aimer des hommes en les justifiant et ils lui étaient reconnaissants d'une bonté dont ils ne devinaient pas qu'elle prenait ses racines dans l'opium. On lui prêtait la patience des bouddhistes : c'était celle des intoxiqués.
- Aucun homme ne vit de nier la vie, répondit Kyo.
- On en vit mal... Il a besoin de vivre mal.
- Et il y est contraint.
- La part de la nécessité est faite par les courtages d'antiquités, les drogues peut-être, le trafic des armes... D'accord avec la police qu'il déteste sans doute, mais qui collabore à ces petits travaux comme une juste rétribution...
Peu importait : la police, elle, savait que les communistes n'avaient pas assez d'argent pour acheter des armes aux importateurs clandestins.
- Tout homme ressemble à sa douleur, dit Kyo : qu'est-ce qui le fait souffrir ?