Mais M. Galpin-Daveline était de ces gens qu'aveugle l'opinion exagérée qu'ils ont d'eux-mêmes, et qui se feraient hacher en morceaux plutôt que de reconnaître qu'ils ont pu se tromper.
– J'irai jusqu'au bout, répondit-il.
Et s'adressant de nouveau à Cocoleu, au milieu d'un silence si profond qu'on eût entendu le bruissement des ailes d'une mouche:
– Comprends-tu bien, mon garçon, lui demanda-t-il, ce que tu dis? Comprends-tu que tu accuses un homme d'un crime abominable?
Que Cocoleu comprît ou non, il était en tout cas agité d'une angoisse manifeste. Des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes déprimées, et des secousses nerveuses secouaient ses membres et convulsaient sa face.
– Je… je dis la vérité, bégaya-t-il.
– C'est monsieur de Boiscoran qui a mis le feu au Valpinson?
– Oui.
– Comment s'y est-il pris?
L'œil égaré de Cocoleu allait incessamment du comte de Claudieuse, qui semblait indigné, à la comtesse, qui écoutait d'un air de douloureuse surprise.
– Parle! insista le juge d'instruction.
Après un moment d'hésitation encore, l'idiot entreprit d'expliquer ce qu'il avait vu, et il en eut pour cinq minutes d'efforts, de contorsions et de bégaiements à faire comprendre qu'il avait vu M. de Boiscoran, qu'il connaissait bien, sortir des journaux de sa poche, les enflammer avec une allumette et les placer sous une meule de paille qui était tout proche de deux énormes piles de fagots, lesquelles piles s'appuyaient au mur d'un chai plein d'eau-de-vie.
– C'est de la démence! s'écria le docteur, traduisant certainement l'opinion de tous.
Mais M. Galpin-Daveline avait réussi à maîtriser son trouble. Promenant autour de lui un regard méchant:
– À la première marque d'approbation ou d'improbation, déclara-t-il, je requiers les gendarmes et je fais retirer tout le monde. (Après quoi, revenant à Cocoleu): Puisque tu as si bien vu monsieur de Boiscoran, interrogea-t-il, comment était-il vêtu?
– Il avait un pantalon blanchâtre, répondit l'idiot, toujours en bredouillant affreusement, une veste brune et un grand chapeau de paille. Son pantalon était rentré dans ses bottes.
Deux ou trois paysans s'entre-regardèrent comme si enfin ils eussent été effleurés d'un soupçon. C'était avec le costume décrit par Cocoleu qu'ils avaient l'habitude de rencontrer M. de Boiscoran.
– Et quand il eut mis le feu, poursuivit le juge, qu'a-t-il fait?
– Il s'est caché derrière les fagots.
– Et ensuite?
– Il a préparé son fusil, et, quand le maître est sorti, il a tiré.
Oubliant la douleur de ses blessures, M. de Claudieuse bondissait d'indignation sur son lit.
– Il est monstrueux, s'écria-t-il, de laisser ce misérable idiot salir un galant homme de ses stupides accusations! S'il a vu monsieur de Boiscoran mettre le feu et se cacher pour m'assassiner, pourquoi n'a-t-il pas donné l'alarme, pourquoi n'a-t-il pas crié!
Docilement, à la grande surprise de M. Séneschal et de M. Daubigeon, M. Galpin-Daveline répéta la question.
– Pourquoi n'as-tu pas appelé? demanda-t-il à Cocoleu.
Mais les efforts qu'il faisait depuis une demi-heure avaient épuisé le malheureux idiot. Il éclata d'un rire hébété et, presque aussitôt pris d'une crise de son mal, il tomba en se débattant et en criant, et il fallut l'emporter.
Le juge d'instruction s'était levé et, pâle, ému, les sourcils froncés, la lèvre contractée, il semblait réfléchir.
– Qu'allez-vous faire? lui demanda à l'oreille le procureur de la République.
– Poursuivre! dit-il à voix basse.
– Oh!
– Puis-je faire autrement, dans ma situation? Dieu m'est témoin qu'en poussant ce malheureux idiot, mon but était de faire éclater l'absurdité de son accusation. Le résultat a trompé mon attente…
– Et maintenant…
– Il n'y a plus à hésiter: dix témoins ont assisté à l'interrogatoire, mon honneur est en jeu, il faut que je démontre l'innocence ou la culpabilité de l'homme accusé par Cocoleu… (Et tout aussitôt, s'approchant du lit de M. de Claudieuse): Voulez-vous, à cette heure, monsieur, m'apprendre ce que sont vos relations avec monsieur de Boiscoran?
La surprise et l'indignation enflammaient les joues du comte.
– Est-il possible, monsieur, s'écria-t-il, que vous croyiez ce que vous venez d'entendre!
– Je ne crois rien, monsieur, prononça le juge. J'ai mission de découvrir la vérité, je la cherche…
– Le docteur vous a dit quel est l'état mental de Cocoleu…
– Monsieur, je vous prie de me répondre.
M. de Claudieuse eut un geste de colère, et vivement:
– Eh bien! répondit-il, mes relations avec monsieur de Boiscoran ne sont ni bonnes ni mauvaises; nous n'en avons pas.
– On prétend, je l'ai entendu dire, que vous êtes fort mal ensemble…
– Ni bien, ni mal. Je ne quitte pas le Valpinson. Monsieur de Boiscoran vit à Paris les trois quarts de l'année. Il n'est jamais venu chez moi, je n'ai jamais mis les pieds chez lui.
– On vous a entendu vous exprimer sur son compte en termes peu mesurés…
– C'est possible. Nous n'avons ni le même âge, ni les mêmes goûts, ni les mêmes opinions, ni les mêmes croyances. Il est jeune, je suis vieux. Il aime Paris et le monde, je n'aime que ma solitude et la chasse. Je suis légitimiste, il était orléaniste et est devenu démocrate. Je crois que seul le descendant de nos rois légitimes peut sauver notre pays, il est persuadé que la République est le salut de la France. Mais on peut être ennemis politiques sans cesser de s'estimer. Monsieur de Boiscoran est un galant homme. Il est de ceux qui, pendant la guerre, ont fait bravement leur devoir, il s'est bien battu, il a été blessé.
Soigneusement, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Ayant fini:
– Il ne s'agit pas seulement de dissentiments politiques, reprit-il. Vous avez eu avec monsieur de Boiscoran des conflits d'intérêts…
– Insignifiants.
– Pardon, vous avez échangé du papier timbré.
– Nos terres se touchent, monsieur. Il y a entre nous un malheureux cours d'eau qui est pour les riverains un éternel sujet de contestations.
M. Galpin-Daveline hochait la tête.
– Vous n'avez pas eu que ces différends, monsieur, dit-il. Vous avez eu, au su et vu de tout le pays, des altercations violentes.
Le comte de Claudieuse paraissait désolé.
– C'est vrai, nous avons échangé quelques propos… Monsieur de Boiscoran avait deux maudits bassets qui toujours s'échappaient de leur chenil et venaient chasser sur mes terres. C'est incroyable ce qu'ils détruisaient de gibier…
– Précisément… Et un jour que vous avez rencontré monsieur de Boiscoran, vous l'avez menacé de donner un coup de fusil à ses chiens…
– J'étais furieux, je le reconnais; mais j'avais tort, mille fois tort, je l'ai menacé.
– C'est bien cela. Vous étiez armés l'un et l'autre, vous vous êtes animés, vous menaciez, il vous a couché en joue… Ne le niez pas; dix personnes l'ont vu, je le sais, il me l'a dit.