D. – Mais vous n'avez pas tardé à reconnaître la gravité de votre situation.
R. – En effet.
D. – Comment alors n'avez-vous pas dit la vérité?
R. – Parce que le magistrat chargé de l'instruction avait été jadis trop avant dans mon intimité pour m'inspirer une entière confiance.
D. – Expliquez-vous clairement.
R. – Je vous demanderai la permission de me taire, monsieur le président. Peut-être, en parlant de monsieur Galpin-Daveline, manquerais-je de modération…
Un sourd murmure accueille cette réponse de l'accusé.
M. LE PRÉSIDENT. – Ces murmures sont inconvenants, et je rappelle l'assemblée au respect de la justice.
M. l'avocat général Du Lopt de la Gransière se lève.
– Nous ne saurions tolérer de telles récriminations contre un magistrat qui a fait noblement, et quoi qu'il en coûtât, son devoir. Si l'accusé avait contre le juge des motifs de suspicion légitimes, que ne les faisait-il valoir!… Il ne saurait arguer de son ignorance, il connaît la loi, il est avocat. Ses défenseurs sont des hommes d'expérience.
MAÎTRE MAGLOIRE (de sa place). – Aussi étions-nous d'avis que monsieur de Boiscoran présentât à la cour une demande de renvoi. Il a refusé de suivre notre conseil, confiant, nous a-t-il dit, en la bonté de sa cause.
M. DU LOPT DE LA GRANSIÈRE (se rasseyant). – Messieurs les jurés apprécieront ce système…
M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). – Et maintenant, êtes-vous disposé à dire la vérité au sujet de cette affaire qui vous privait de passer la soirée près de votre fiancée?
L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur. Mon mariage devait être célébré à l'église de Bréchy, et j'avais à m'entendre avec le curé au sujet de la cérémonie. J'avais, de plus, à remplir des devoirs religieux. Monsieur le curé de Bréchy, qui est mon ami, vous dira que, sans qu'il y eût rendez-vous pris, il était convenu qu'un des soirs de la semaine, puisqu'il l'exigeait, j'irais me confesser.
L'assemblée, qui s'attendait à quelque révélation émouvante, semble fort désappointée, et des rires moqueurs éclatent de divers côtés.
M. LE PRÉSIDENT (d'une voix sévère). – Ces ricanements sont indécents et odieux. Huissiers, faites sortir les personnes qui se permettent de rire. Et une dernière fois je préviens qu'à la première manifestation, je ferai évacuer la salle. (Revenant ensuite à l'accusé): Continuez.
R. – C'est donc chez le curé de Bréchy que je suis allé le soir du crime. Malheureusement, il n'y avait personne au presbytère lorsque je m'y présentai. Je sonnais inutilement pour la troisième ou quatrième fois, quand une petite paysanne passa, qui me dit qu'elle venait de rencontrer le curé près de la Cafourche des Maréchaux. Immédiatement, pensant aller à sa rencontre, je me lançai sur la route. Mais c'est en vain que je fis plus d'une lieue. Reconnaissant que la petite fille s'était trompée ou m'avait trompé, je rentrai chez moi.
D. – C'est là votre explication?
R. – Oui.
D. – Et vous la trouvez vraisemblable?
R. – Je me suis engagé non à dire une chose vraisemblable, mais à dire la vérité. Je puis bien l'avouer, d'ailleurs, c'est précisément parce que l'explication est si simple que, ne l'ayant pas donnée tout d'abord, j'hésitais à la donner. Et cependant, si le crime n'eût pas été commis, et si, le lendemain, j'étais venu dire: «Je suis allé hier soir à Bréchy, voir le curé, et je ne l'ai pas trouvé», qui donc eût pensé que ce n'était pas tout naturel?
D. – Et c'est pour vous rendre à un devoir si naturel que vous preniez un chemin détourné, difficile, presque dangereux, les marais?
R. – Je choisissais le chemin le plus court…
D. – Alors pourquoi cet effroi lorsque vous avez rencontré le fils Ribot au déversoir de la Seille?
R. – Je n'ai pas été effrayé, mais surpris, comme on l'est de rencontrer quelqu'un là où on pensait ne trouver personne. Et si j'ai été étonné, le fils Ribot ne l'a pas été moins que moi.
D. – Vous voyez bien que vous espériez ne rencontrer personne.
R. – Pardon, monsieur, je ne dis pas cela, supposer n'est pas espérer.
D. – Pourquoi, en ce cas, essayer d'expliquer votre présence en cet endroit?
R. – Je n'ai pas donné d'explications. Le fils Ribot, le premier, m'a dit en riant où il se rendait, et je lui ai répondu que j'allais à Bréchy.
D. – Vous lui avez dit aussi que vous preniez par les marais pour tirer des oiseaux d'eau. Et, en même temps, vous lui montriez votre fusil.
R. – C'est possible. Mais est-ce une preuve contre moi? Je crois tout le contraire. Si j'avais eu les intentions criminelles que me suppose l'accusation, me voyant rencontré, c'est-à-dire en grand danger d'être découvert, je serais rentré chez moi… J'allais chez mon ami le curé.
D. – Et, pour cette visite, vous emportiez votre fusil?
R. – Mes propriétés sont situées entre des bois et des marais, et il ne se passait pas de jour que je n'eusse l'occasion de tirer un lapin ou un oiseau d'eau. Tous les gens du pays affirmeront que jamais je ne sortais sans mon fusil.
D. – Et pour revenir, pourquoi avez-vous pris par les bois de Rochepommier?
R. – Parce que, de l'endroit de la route où j'étais à Boiscoran, c'était le plus court, probablement… Je dis probablement, parce que sur le moment, ce n'a pas été pour moi le sujet d'une délibération. Un homme qui se promène serait bien embarrassé, neuf fois sur dix, si on lui demandait pour quelle raison il a pris tel chemin plutôt que tel autre…
D. – Vous avez été aperçu dans les bois par un bûcheron nommé Gaudry.
R. – Le juge d'instruction me l'a dit.
D. – Ce témoin affirme que vous étiez en proie à une violente émotion. Vous arrachiez des feuilles aux branches, vous parliez haut…
R. – Il est certain que j'étais très mécontent d'avoir perdu ma soirée, très vexé surtout de m'être fié à la petite paysanne, et il est fort possible que tout en marchant il me soit échappé de m'écrier: «La peste soit de mon ami le curé, qui s'en va dîner en ville!», ou tout autre chose pareille…
On sourit dans l'assistance, mais point assez ouvertement pour s'attirer une réprimande de M. le président.
D. – Vous savez donc que monsieur le curé de Bréchy dînait dehors le soir du crime?
MAÎTRE MAGLOIRE (se levant): – C'est par nous, monsieur le président, que monsieur de Boiscoran connaît ce détail. Lorsqu'il nous a eu dit l'emploi de sa soirée, nous nous sommes transportés près de monsieur le curé de Bréchy, qui nous a expliqué comment ni lui ni sa vieille servante ne se trouvaient au presbytère. À notre requête, monsieur le curé de Bréchy a été cité. Nous ferons entendre aussi un autre prêtre qui, à cette heure-là, passait près de la Cafourche des Maréchaux et qui est celui qu'avait vu la petite paysanne.
Ayant fait signe au défenseur de se rasseoir, M. le président s'adresse de nouveau à l'accusé:
D. – La femme Courtois, qui vous a rencontré, déclare qu'elle vous a trouvé l'air tout extraordinaire. Vous ne lui avez pas parlé, vous vous êtes hâté de la quitter…