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Le troisième et le dernier témoin était une bonne et brave métayère, maîtresse Courtois, dont la métairie était située de l'autre côté du bois de Rochepommier.

Interrogée, après un moment d'indécision:

– Je ne sais pas grand-chose, répondit-elle; mais je vais toujours le dire: comme nous comptions avoir beaucoup d'ouvriers ces jours-ci, et que je voulais faire une fournée demain, j'étais allée avec mon âne au moulin de la montagne de Sauveterre pour chercher de la farine. Il n'y en avait pas de prête, mais le meunier me dit qu'il m'en donnerait si je voulais attendre, et je restai à souper avec lui. Vers dix heures, on me livra un sac que les garçons attachèrent sur mon âne, et je me mis en route. J'avais déjà fait plus de la moitié du chemin, et il devait être onze heures, quand, en arrivant au bois de Rochepommier, mon âne fait un faux pas, et le sac tombe. J'étais bien en peine, n'étant pas de force à le recharger seule, lorsqu'à dix pas de moi, un homme sort du bois. Je l'appelle, il vient. C'était monsieur de Boiscoran. Je lui demande de m'aider, et aussitôt, sans se faire prier, il pose son fusil à terre, prend le sac et le remet sur l'âne. Je le remercie, il me dit qu'il n'y a pas de quoi, et… voilà tout.

Toujours debout sur le seuil de la chambre dont il disputait l'accès à l'avide curiosité des paysans, le maire de Sauveterre se résignait aux humbles fonctions d'appariteur.

Lorsque maîtresse Courtois se retira toute confuse, et déjà peut-être regrettant ce qu'elle venait de dire:

– Est-il encore quelqu'un qui sache quelque chose? cria-t-il. (Et, comme nul ne se présentait, il ferma sans façon la porte en ajoutant): Alors, éloignez-vous, mes amis, et laissez la justice se recueillir en paix.

La justice, en la personne du juge d'instruction, était alors en proie aux plus cruelles perplexités.

Consterné jusqu'à ce point de n'essayer pas même de réagir, M. Galpin-Daveline demeurait accoudé à la table devant laquelle il s'était assis pour écrire, le front entre les mains, semblant chercher une issue à l'impasse où il se trouvait engagé.

Tout à coup il se dressa, et, oublieux de sa morgue accoutumée, laissant tomber son masque de glaciale impassibilité:

– Eh bien! fit-il comme si dans la détresse de son esprit il eût espéré un secours ou imploré un conseil, eh bien!…

On ne lui répondit pas.

Sa stupeur avait gagné tous ceux qui l'entouraient: le comte et la comtesse de Claudieuse, M. Séneschal, le procureur de la République, et même le docteur Seignebos. Chacun d'eux en était encore à se débattre contre ce résultat invraisemblable, inconcevable, inouï!

Enfin, après un moment de silence:

– Vous le voyez, messieurs, reprit le juge avec une amertume étrange, j'avais raison d'interroger Cocoleu. Oh! n'essayez pas de le nier: vous partagez maintenant mes doutes et mes soupçons. Qui de vous oserait soutenir que, sous l'empire d'une émotion terrible, ce malheureux n'a pas recouvré durant quelques minutes la plénitude de sa raison! Lorsqu'il vous a dit avoir vu le crime et qu'il vous a nommé le coupable, vous avez haussé les épaules. Mais d'autres témoins sont venus, et de l'ensemble de leurs dépositions résulte un faisceau de présomptions terribles… (Il s'animait. L'habitude professionnelle, plus forte que tout, reprenait le dessus): Monsieur de Boiscoran, poursuivait-il, est venu ce soir au Valpinson. C'est désormais incontestable. Or, comment y est-il venu? En se cachant. Du château de Boiscoran au Valpinson, il y a deux chemins fréquentés, celui de Bréchy et celui qui tourne les étangs. Monsieur de Boiscoran prend-il l'un ou l'autre? Non. Pour venir, il coupe droit à travers les marais, au risque de s'embourber et d'être forcé de se mettre à l'eau jusqu'aux épaules. Pour retourner, il se jette dans les bois de Rochepommier, en dépit de l'obscurité, et malgré le danger évident de s'y perdre et d'y errer jusqu'au jour. Qu'espérait-il donc? N'être pas vu, cela tombe sous le sens. Et, de fait, qui rencontre-t-il? Un coureur de femmes, Ribot, qui lui-même se cache pour se rendre à un rendez-vous d'amour. Un voleur de fagots, Gaudry, dont l'unique souci est d'éviter les gendarmes. Une fermière, enfin, maîtresse Courtois, attardée par une circonstance toute fortuite. Toutes ses précautions étaient bien prises, mais la Providence veillait…

– Oh! la Providence!… gronda le docteur Seignebos, la Providence!…

Mais M. Galpin-Daveline n'entendit même pas l'interruption. Et toujours plus vite:

– Peut-on, du moins, continua-t-il, invoquer en faveur de monsieur de Boiscoran certaines discordances de temps?… Non. À quel moment est-il aperçu venant de ce côté? À la tombée de la nuit. Il était huit heures et demie, déclare Ribot, quand monsieur de Boiscoran traversait le déversoir des étangs de la Seille. Donc, il pouvait être au Valpinson vers neuf heures et demie. Alors, le crime n'était pas commis encore. À quelle heure le rencontre-t-on, regagnant son logis? Gaudry et la femme Courtois l'ont dit: après onze heures. Monsieur de Claudieuse était blessé alors, et le Valpinson brûlait. Savons-nous quelque chose des dispositions d'esprit de monsieur de Boiscoran? Oui, encore. En venant, il a tout son sang-froid. Il est fort surpris de rencontrer Ribot, et cependant il lui explique sa présence en cet endroit presque dangereux, et aussi pourquoi il a un fusil sur l'épaule. Il a, prétend-il, quelqu'un à voir à Bréchy, et il se proposait de tirer des oiseaux d'eau. Est-ce admissible? Est-ce même vraisemblable? Cependant, examinons son attitude au retour. Il marchait très vite, dépose Gaudry; il semblait furieux et arrachait aux branches des poignées de feuilles. Que dit-il à maîtresse Courtois? Rien. Quand elle l'appelle, il n'ose fuir, ce serait un aveu, mais c'est en toute hâte qu'il rend le service qu'elle lui demande. Et après? Son chemin, pendant un quart d'heure, est le même que celui de cette femme. Marche-t-il avec elle? Non. Il la quitte précipitamment, il prend les devants, il se hâte de rentrer chez lui, car il croit que monsieur de Claudieuse est mort, car il sait que le Valpinson est en flammes, car il tremble d'entendre sonner le tocsin et crier au feu!…

Ce n'est pas d'ordinaire avec ce laisser-aller familier que procède la justice, et ceux qui la représentent s'estiment, en général, trop au-dessus du commun des mortels pour expliquer leurs impressions, rendre compte de leurs agissements, et, en quelque sorte, demander conseil. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une enquête, il n'est pas, à proprement parler, de règles fixes. Du moment où un juge d'instruction est saisi d'un crime, toute latitude lui est laissée pour arriver jusqu'au coupable. Maître absolu, ne relevant que de sa conscience, armé de pouvoirs exorbitants, il procède à sa guise…

Mais en cette affaire du Valpinson, M. Galpin-Daveline avait été emporté par la rapidité des événements. Entre la première question adressée à Cocoleu et le moment présent, il n'avait pas eu le temps de se reconnaître. Et sa procédure ayant été publique, il était fatalement amené à l'expliquer.

– Décidément, c'est un réquisitoire en règle! s'écria le docteur Seignebos. (Il avait retiré et essuyait furieusement ses lunettes d'or.) Et basé sur quoi? poursuivait-il avec trop de véhémence pour qu'on pût espérer l'interrompre; basé sur les réponses d'un malheureux que moi, médecin, je déclare inconscient de ses paroles. C'est que l'intelligence ne s'allume pas et ne s'éteint pas dans un cerveau comme le gaz dans un réverbère. On est ou on n'est pas idiot, il l'a toujours été, et toujours il le sera. Mais, dites-vous, les autres dépositions sont concluantes. Dites qu'elles vous paraissent telles. Pourquoi? Parce que les accusations de Cocoleu vous ont influencé. Est-ce que sans cela vous vous occuperiez de ce qu'a fait ou non monsieur de Boiscoran? Il s'est promené toute la soirée! N'est-ce pas son droit? Il a traversé les marais! Qui l'en empêchait? Il a passé les bois! Est-ce défendu? On l'a rencontré! N'est ce pas naturel? Mais non, un idiot l'accuse, tous ses gestes sont suspects. Il parle! C'est le sang-froid du scélérat endurci. Il se tait! Remords d'un coupable tremblant de peur. Au lieu de nommer monsieur de Boiscoran, Cocoleu pouvait me nommer, moi, Seignebos. C'est alors mes démarches qu'on incriminerait, et, soyez tranquille, on y découvrirait mille preuves de ma culpabilité. On aurait beau jeu, d'ailleurs. Mes opinions ne sont-elles pas plus avancées encore que celles de monsieur de Boiscoran! Car voilà le grand mot lâché: monsieur de Boiscoran est républicain, monsieur de Boiscoran ne reconnaît d'autre souveraineté, d'autre magistrature que celles du peuple…