Выбрать главу

R. – La nuit était trop sombre pour que cette femme pût voir ma physionomie. Elle me demandait un léger service, je le lui ai rendu. Je ne lui ai pas parlé, parce que je n'avais rien à lui dire. Je ne l'ai pas quittée brusquement, je l'ai devancée parce que son âne marchait très lentement.

À un signe de M. le président, des huissiers enlèvent le tapis qui recouvre les pièces à conviction.

Un vif sentiment de curiosité se manifeste aussitôt dans l'auditoire, et c'est à qui se dressera et tendra le cou pour mieux voir.

Sur la table sont étalés des vêtements, un pantalon de velours gris clair, une jaquette de velours marron, un vieux chapeau de paille et des bottes de cuir fauve. À côté, se trouvent un fusil à deux coups, des paquets de cartouches, deux sébiles remplies de grains de plomb et enfin une grande cuvette de faïence anglaise, au fond de laquelle on distingue comme une boue noirâtre.

M. LE PRÉSIDENT (montrant les vêtements à l'accusé). – Sont-ce bien là les habits que vous portiez le soir du crime?

L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur.

D. – Singulier costume pour rendre visite à un vénérable ecclésiastique et remplir de graves devoirs religieux.

R. – Monsieur le curé de Bréchy était mon ami. Notre intimité explique, si elle ne le justifie pas, ce laisser-aller…

D. – Reconnaissez-vous aussi cette cuvette? On a fait évaporer l'eau avec les plus grandes précautions, les détritus seuls sont restés au fond.

R. – C'est vrai, lorsque monsieur le juge d'instruction s'est présenté chez moi, il a trouvé cette cuvette remplie d'une eau noire et toute épaisse de débris carbonisés. Il m'a interrogé au sujet de cette eau, et je n'ai fait aucune difficulté de lui avouer que la veille, en rentrant, je m'y étais lavé les mains. Ne tombe-t-il pas sous le sens que si j'eusse été coupable, ma première préoccupation eût été de faire disparaître les traces de mon crime?… N'importe! cette circonstance fut considérée comme la preuve évidente de ma culpabilité, et c'est aujourd'hui la charge la plus forte que l'accusation produise contre moi…

D. – C'est une charge très forte, en effet.

R. – Eh bien, rien ne m'est si facile que d'expliquer cette circonstance. Je suis fumeur. En sortant de chez moi, le soir du crime, je m'étais muni de cigares, mais lorsque je voulus en allumer un, je m'aperçus que je n'avais pas d'allumettes.

Maître Magloire se lève.

– Et je ferai remarquer, dit-il, que ce n'est pas là une de ces explications imaginées après coup pour les besoins d'une cause douteuse. La preuve, me demanderez-vous. La preuve? Nous l'avons, concluante, irrécusable. Si monsieur de Boiscoran n'avait pas sur lui la boite d'allumettes qu'il porte toujours, c'est qu'il l'avait oubliée la veille chez monsieur de Chandoré, où elle est restée depuis, où je l'ai vue, où elle est encore…

M. LE PRÉSIDENT. – Il suffit, maître Magloire, laissez continuer l'accusé.

L'ACCUSÉ. – Voulant fumer, j'eus recours à l'expédient qu'emploient tous les chasseurs en pareil cas. Je défis une de mes cartouches, je remplaçai la charge de plomb par un morceau de papier, et je l'enflammai.

D. – Et de cette façon on obtient du feu?

R. – Pas à tout coup, mais certainement une fois sur trois.

D. – Et cette opération noircit les mains?

R. – L'opération elle-même, non. Mais une fois mon cigare allumé, devais-je jeter tout enflammé le papier dont je venais de me servir?… C'eût été risquer d'allumer un incendie…

D. – Dans les marais?

R. – Mais, monsieur, j'ai fumé dans la soirée cinq ou six cigares, ce qui revient à dire que j'ai répété huit ou dix fois l'opération en autant d'endroits différents, sur la grande route et même dans les bois. Et à chaque fois j'ai éteint le papier enflammé entre mes doigts, ce qui, joint à la crasse de la poudre, suffisait pour me rendre les mains aussi noires que celles d'un charbonnier.

C'est du ton le plus simple, bien qu'avec une certaine chaleur, que l'accusé donne cette explication, laquelle semble frapper beaucoup l'auditoire.

M. LE PRÉSIDENT. – Passons à votre fusil. Le reconnaissez-vous, là?

L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur. M'est-il permis de le manier?

R. – Faites.

C'est avec un mouvement fébrile que l'accusé s'empare de l'arme, en fait jouer les batteries et introduit un de ses doigts dans les canons.

Il devient aussitôt fort rouge, et se penchant vers ses défenseurs, il leur adresse rapidement et à voix basse quelques mots qui n'arrivent pas jusqu'à nous.

M. LE PRÉSIDENT. – Qu'est-ce?

MAÎTRE MAGLOIRE (se levant). – Une circonstance se présente, qui doit faire éclater l'innocence de monsieur de Boiscoran. Par un hasard providentiel, son domestique Antoine, deux jours avant celui du crime, avait nettoyé ce fusil. Or, aujourd'hui, un des canons est propre et net. Donc, ce n'est pas monsieur de Boiscoran qui a tiré les deux coups de feu qui ont atteint monsieur de Claudieuse.

Pendant ce temps, l'accusé s'est rapproché de la table des pièces à conviction. Il enroule son mouchoir autour de la baguette du fusil, il le glisse dans un des canons, le retire et montre qu'il est à peine noirci…

La plus violente émotion tient l'auditoire haletant.

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). – Répétez l'expérience sur l'autre canon.

L'accusé obéit. Son mouchoir reste blanc.

M. LE PRÉSIDENT. – Vous voyez! Et cependant vous venez de nous dire que, pour allumer vos cigares, vous avez brûlé huit ou dix cartouches. Mais l'accusation avait prévu votre objection, et elle est en mesure d'y répondre… Huissiers, faites entrer le témoin Maucroy…

Tous nos lecteurs connaissent ce témoin, dont le beau magasin d'armes et d'ustensiles de chasse et de pêche est un des ornements de notre place du Marché-Neuf. Il a fait toilette, et c'est sans le moindre embarras qu'il prête serment.

M. LE PRÉSIDENT. – Répétez votre déposition au sujet du fusil que voici.

LE TÉMOIN. – C'est une arme excellente et d'une grande valeur, telle qu'il ne s'en fabrique pas en France, où on se préoccupe trop du bon marché…

À cette réponse, la salle entière éclate de rire, M. Maucroy n'ayant pas précisément la réputation de donner sa marchandise. Quelques jurés même ont peine à tenir leur sérieux.

M. LE PRÉSIDENT. – Dispensez-vous de vos réflexions et dites-nous seulement ce que vous savez des qualités de ce fusil.

LE TÉMOIN. – Eh bien, grâce à une disposition particulière de l'enveloppe des cartouches, grâce aussi à la qualité spéciale de la composition fulminante, les canons ne s'encrassent presque pas.

L'ACCUSÉ (vivement). – Vous vous trompez, monsieur. J'ai plusieurs fois, moi-même, nettoyé mon fusil, et j'ai trouvé, au contraire, les canons fort encrassés.

LE TÉMOIN. – Parce que vous vous en étiez beaucoup servi. Mais je prétends qu'on peut brûler une ou deux cartouches sans que les canons en portent trace.

L'ACCUSÉ. – C'est ce que je nie formellement.

M. LE PRÉSIDENT (au témoin). – Et si l'on brûlait huit ou dix cartouches?

LE TÉMOIN. – Oh! alors les canons seraient fort encrassés.

M. LE PRÉSIDENT. – Examinez ceux-ci et dites-nous votre avis.