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LE TÉMOIN (après un minutieux examen). – J'affirme qu'on n'y a pas brûlé deux cartouches depuis le dernier nettoyage.

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). – Eh bien! que deviennent ces dix cartouches brûlées pour allumer vos cigares, et qui vous avaient tant noirci les mains?

L'accusé, qui, depuis le commencement, avait fait preuve d'un admirable sang-froid et d'une rare fermeté, pâlit visiblement et ne répond pas.

MAÎTRE MAGLOIRE. – La question est trop grave pour qu'on s'en rapporte à la seule opinion du témoin.

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Nous ne cherchons que la vérité. Une expérience est aisée à faire.

LE TÉMOIN. – Oh! assurément…

M. LE PRÉSIDENT. – Faites.

Le témoin introduit une cartouche dans chaque canon et va les brûler à la fenêtre qui est derrière l'estrade. Le fracas de l'explosion arrache à plusieurs dames un cri de frayeur.

LE TÉMOIN (revenant et montrant que les canons ne sont pas plus encrassés qu'avant l'expérience). – Eh bien, avais-je raison?

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). – Vous le voyez, cette circonstance que vous invoquiez si fort, bien loin d'être en votre faveur, démontre que vous nous avez donné une explication mensongère de l'état de vos mains…

Sur l'ordre de M. le président, le témoin se retire, et l'interrogatoire de l'accusé continue.

D. – Quelles étaient vos relations avec monsieur de Claudieuse?

R. – Nous n'en avions pas.

D. – Pardon. Il est notoire dans le pays que vous le haïssiez.

R. – C'est une erreur. J'affirme sur l'honneur que je le tenais pour le meilleur et le plus honnête des hommes.

D. – En cela du moins, vous êtes d'accord avec tous ceux qui le connaissaient. Pourtant vous étiez en procès…

R. – Mon oncle m'avait légué ce procès avec sa fortune. Je le poursuivais, mais sans passion. Je ne demandais qu'à transiger…

D. – Et monsieur de Claudieuse refusant, vous lui en vouliez mortellement.

R. – Non.

D. – Vous lui en vouliez au point de l'avoir une fois couché en joue; au point d'avoir dit une fois: «Il ne me laissera pas en repos tant que je ne lui aurai pas tiré un coup de fusil…» Ne niez pas. Vous allez entendre les témoins.

C'est la tête haute et le regard assuré que, sur l'injonction de M. le président, l'accusé regagne sa place. Il a complètement triomphé de son accès de défaillance, et c'est de l'air le plus calme qu'il s'entretient avec ses défenseurs.

Incontestablement, l'opinion est pour lui en ce moment. Il a conquis les sympathies de ceux-là mêmes qui étaient venus avec les plus fortes préventions. Il n'est personne qui n'ait été ému de son attitude à la fois si fière et si triste, personne qui n'ait été saisi par l'extrême simplicité de ses réponses.

Encore bien que la discussion relative au fusil n'ait pas paru tourner à son avantage, elle ne lui a nullement nui. La question de l'encrassement des canons est vivement controversée. Quantité d'incrédules, que l'expérience n'a pas convertis, trouvent que M. Maucroy a été bien hardi dans ses allégations.

D'autres s'étonnent de la placidité des avocats, moins de maître Folgat, qui est peu connu à Sauveterre, que de maître Magloire, dont on sait l'habileté à profiter du moindre incident.

L'audience n'est pas précisément suspendue, mais il y a un temps d'arrêt rempli par les allées et les venues des huissiers, qui remettent un tapis sur les pièces à conviction et qui roulent un fauteuil au bas de l'estrade. Enfin, un huissier vient se pencher à l'oreille de M. le président et lui parle un moment à voix basse. De la tête, M. le président répond oui.

Et l'huissier s'étant éloigné:

– Nous allons, prononce-t-il, procéder à l'audition des témoins, et c'est par monsieur de Claudieuse que nous commencerons. Bien que très gravement malade, il a tenu à se présenter à l'audience.

Nous voyons, à ces mots, M. le docteur Seignebos se dresser comme s'il allait prendre la parole, mais un de ses amis, placé près de lui, le tire par un pan de sa redingote; Maître Folgat lui adresse un signe d'intelligence, et il se rassoit.

M. LE PRÉSIDENT. – Huissier, introduisez monsieur le comte de Claudieuse.

Audition des témoins.

La petite porte qui a livré passage à l'armurier Maucroy s'ouvre de nouveau, et le comte de Claudieuse entre, soutenu, presque porté par son valet de chambre.

Un murmure de sympathique pitié le salue. Sa maigreur est terrifiante, ses traits sont aussi décomposés que s'il allait rendre le dernier soupir. Toute la vitalité de son être semble s'être réfugiée dans ses yeux qui brillent d'un éclat extraordinaire.

C'est d'une voix affaiblie qu'il prête serment. Mais si profond est le silence, qu'à la formule prononcée par M. le président, «Jurez-vous de dire toute la vérité?», on l'entend de tous les coins de la salle répondre clairement: «Je le jure!…»

M. LE PRÉSIDENT (avec bonté). – Nous vous sommes reconnaissant, monsieur, de l'effort que vous faites… C'est pour vous que ce fauteuil a été apporté; asseyez-vous…

M. DE CLAUDIEUSE. – Je vous remercie, monsieur; il me reste assez de forces pour parler debout.

D. – Veuillez nous dire, monsieur, ce que vous savez de l'attentat dont vous avez été victime.

R. – Il pouvait être onze heures… J'étais couché depuis un moment, j'avais soufflé ma bougie, et j'étais entre le sommeil et la veille, lorsque je vis ma chambre illuminée de clartés aveuglantes. Comprenant que c'était le feu, je bondis hors de mon lit, et, à peine vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'eus quelque difficulté à ouvrir la porte extérieure, que j'avais fermée moi-même… J'y parvins, cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit une douleur terrible, en même temps que j'entendais tout près de moi l'explosion d'une arme à feu… Instinctivement, je m'élançai vers l'endroit d'où partait le coup, mais je n'avais pas fait trois pas que, frappé de nouveau à l'épaule, je tombai sans connaissance.

D. – Entre le premier et le second coup, que s'est-il écoulé de temps?

R. – Trois ou quatre secondes au plus.

D. – C'est-à-dire autant qu'il en fallait pour apercevoir l'agresseur.

R. – Aussi l'ai-je aperçu, s'élançant de derrière les fagots, où il était à l'affût, et gagnant la campagne.

D. – Alors vous pouvez nous apprendre comment il était vêtu.

R. – Certes. Il portait un pantalon gris clair, un veston noir et un large chapeau de paille.

Sur un geste de M. le président, et au milieu d'un silence tel qu'on entendrait les araignées du plafond filer leur toile, les huissiers découvrent les pièces à conviction.

M. LE PRÉSIDENT (montrant les habits de l'accusé). – Le costume que vous avez aperçu répondait-il à celui-ci?

M. DE CLAUDIEUSE. – Nécessairement, puisque c'est le même.

D. – Mais alors, monsieur, vous avez reconnu l'assassin?

R. – Déjà les flammes étaient si violentes qu'on y voyait comme en plein midi. J'ai reconnu monsieur Jacques de Boiscoran.