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Il n'était plus, dans l'immense salle des assises, un auditeur qui n'attendît, le cœur serré d'une indicible angoisse, cette réponse écrasante. Nous l'attendions si bien que nous tenions les yeux obstinément fixés sur l'accusé. Pas un des muscles de son visage ne tressaille. Ses défenseurs sont aussi impassibles que lui. De même que nous, M. le président et M. l'avocat général observaient l'accusé et ses avocats. Attendaient-ils une protestation, une réplique, un mot? C'est probable.

Rien ne venant, M. le président reprend, s'adressant au témoin:

D. – Votre déposition est terriblement grave, monsieur.

R. – J'en sais la portée.

D. – Elle diffère absolument de votre déposition première reçue par monsieur le juge d'instruction.

R. – En effet.

D. – Interrogé quelques heures après le crime, vous avez déclaré n'avoir pas reconnu l'assassin. Bien plus, le nom de monsieur de Boiscoran ayant été prononcé, vous avez paru révolté qu'on osât le soupçonner, vous vous portiez presque garant de son innocence…

R. – Alors, je trahissais la vérité. Alors, par un sentiment de commisération bien aisé à comprendre, j'essayais d'arracher à une condamnation infamante un homme appartenant à une famille justement estimée.

D. – Et maintenant?

R. – Maintenant, je reconnais que j'ai eu tort et qu'il faut que justice soit faite. Et c'est pour cela que, frappé d'un mal qui ne pardonne pas et bien près de paraître devant Dieu, je suis venu vous dire: monsieur de Boiscoran est le coupable, je l'ai reconnu.

M. LE PRÉSIDENT (à l'accusé). – Vous entendez?

L'ACCUSÉ (se levant). – Sur tout ce que j'ai de cher et de sacré au monde, je jure que je suis innocent. Monsieur le comte de Claudieuse va, dit-il, paraître devant Dieu, c'est à la justice de Dieu que j'en appelle…

Des sanglots couvrent la voix de l'accusé. Mme la marquise de Boiscoran vient d'être prise d'une crise nerveuse des plus graves. On l'emporte, raide et inanimée, et à sa suite s'élancent le docteur Seignebos et Mlle de Chandoré.

L'ACCUSÉ (à M. de Claudieuse). – C'est ma mère qui se meurt, monsieur!

Certes, ceux qui s'attendaient à des émotions poignantes ne sont pas déçus. Tous les visages sont bouleversés. Des larmes brillent dans les yeux de toutes les femmes.

Et cependant, lorsqu'on examine la façon dont M. de Claudieuse et M. de Boiscoran se mesurent du regard, on est à se demander si, véritablement, il n'y a entre ces deux hommes que ce que nous ont révélé les débats. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer l'étrangeté de leurs répliques, et autour de nous, on ne comprend rien non plus au mutisme obstiné des défenseurs. Abandonnent-ils leur client? Non, car nous les voyons lui serrer les mains et lui prodiguer les consolations et les encouragements de la plus fervente amitié.

Nous sera-t-il permis de dire que M. le président et M. l'avocat général nous ont paru avoir un moment de stupeur? Oui, puisque c'est l'expression de notre pensée.

Mais déjà M. le président poursuit:

D. – Il n'y a qu'un instant, monsieur le comte, je demandais à l'accusé s'il n'y avait pas entre vous quelque grave sujet de haine.

M. DE CLAUDIEUSE (d'une voix de plus en plus faible). – Je n'en connais pas d'autre que notre procès au sujet d'un cours d'eau…

D. – L'accusé ne vous a-t-il pas un jour menacé de son fusil?

R. – Oui, mais je n'avais pas pris la menace au sérieux, et je ne lui en avais pas gardé rancune.

D. – Persistez-vous dans votre déclaration?

R. – Je persiste. Et, de nouveau, sous la foi du serment, j'affirme avoir reconnu, et de façon à ne pouvoir me tromper, monsieur Jacques de Boiscoran…

Il était temps que M. le comte de Claudieuse achevât sa déposition. Il chancelle, ses yeux se voilent, sa tête oscille sur ses épaules, et, pour se retirer, il lui faut l'assistance de deux huissiers qui aident son valet de chambre à le porter plutôt qu'à le soutenir.

Mme de Claudieuse va-t-elle lui succéder? Nous le pensions, et l'assistance le croyait comme nous. Mais il n'en est pas ainsi. Retenue au chevet de la dernière de ses filles, qui est à toute extrémité, la comtesse ne sera pas entendue, et M. le greffier donne lecture de sa déposition.

Bien que fort émouvante, cette déposition ne révèle aucun fait nouveau et sera sans influence sur l'issue des débats.

Le témoin Ribot est alors introduit. C'est un beau gars saintongeois, un vrai coq de village, une cravate bleu et rose autour du cou, une brillante chaîne de montre au gousset. Il paraît fier de son rôle et promène sur l'assistance un regard où reluit le plus extrême contentement de soi.

C'est d'un ton plein d'importance qu'il raconte sa rencontre avec l'accusé. Il prétend tout savoir, tout expliquer. Pour bien peu, il affirmerait que l'accusé lui a confié ses projets de meurtre et d'incendie. Ses réponses sont presque toutes accueillies par des accès d'hilarité, qui attirent à l'assemblée une nouvelle et verte semonce de M. le président.

Le témoin Gaudry, qui lui succède, est un petit homme chétif et pâlot, à mine sournoise, à l'œil faux et craintif, et qui se confond en salutations.

À l'encontre avec Ribot, il semble avoir tout oublié. On voit qu'il craint de se compromettre. Il célèbre M. de Claudieuse, mais il ne loue guère moins M. de Boiscoran. Il proteste aussi de son respect pour les bons juges, pour ces messieurs et ces dames, et pour toute la compagnie pareillement.

La femme Courtois, qui dépose après Gaudry, voudrait évidemment être à cent pieds sous terre. Ce n'est qu'avec des efforts inouïs que M. le président lui arrache mot par mot sa déposition, assez insignifiante d'ailleurs.

Viennent ensuite deux métayers de Bréchy, qui ont assisté à cette violente discussion à la suite de laquelle M. de Boiscoran aurait couché en joue le comte de Claudieuse. Leur récit, tout coupé d'interminables parenthèses, est peu clair. Sur une observation des défenseurs, ils entreprennent de s'expliquer, et alors on ne les comprend plus du tout.

Ils se contredisent, d'ailleurs. L'un n'a vu dans le geste de l'accusé qu'une plaisanterie. L'autre l'a pris tellement au sérieux qu'il s'est jeté, dit-il, sur M. de Boiscoran pour l'empêcher de tirer, et que sans son intervention le crime eût été commis ce jour-là.

De nouveau l'accusé proteste avec une rare énergie. Il ne haïssait pas M. de Claudieuse, il n'avait pas de raisons de le haïr…

Le têtu paysan soutient qu'un procès est un suffisant motif de haine. Et là-dessus il entreprend d'expliquer le procès et comment M. de Claudieuse, en retenant l'eau de la Seille pour son moulin, inondait les prairies de M. de Boiscoran.

M. le président met fin à la discussion qui s'engage, en ordonnant d'introduire un autre témoin.

Celui-là a entendu, jure-t-il, M. de Boiscoran s'écrier que «tôt ou tard il f…lanquerait un coup de fusil au comte de Claudieuse». Il ajoute que l'accusé était un homme terrible qui, pour un oui et pour un non, menaçait les gens de son fusil. Et à l'appui de son dire, il raconte qu'il est bien connu dans le pays qu'une fois déjà M. de Boiscoran a tiré sur un homme.

L'accusé explique cette déposition. Un mauvais drôle qui n'est autre, pensait-il, que le témoin en personne venait toutes les nuits voler des fruits et des légumes à ses métayers. Une nuit, il l'a guetté, et le surprenant, lui a envoyé une charge de gros sel. Il ignore s'il l'a touché. Le voleur, quel qu'il soit, ne s'était jamais plaint.